Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8). Gustave Flaubert

Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8) - Gustave Flaubert


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le reconduisait toujours jusqu'à la première marche du perron. Lorsqu'on n'avait pas encore amené son cheval, elle restait là. On s'était dit adieu; on ne parlait plus; le grand air l'entourait, levant pêle-mêle les petits cheveux follets de sa nuque, ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui se tortillaient comme des banderoles. Une fois, par un temps de dégel, l'écorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bâtiments se fondait. Elle était sur le seuil; elle alla chercher son ombrelle; elle l'ouvrit. L'ombrelle, de soie gorge-pigeon, que traversait le soleil, éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-dessous à la chaleur tiède; et on entendait les gouttes d'eau, une à une, tomber sur la moire tendue.

      Dans les premiers temps que Charles fréquentait les Bertaux, Mme Bovary jeune ne manquait pas de s'informer du malade, et même sur le livre qu'elle tenait en partie double, elle avait choisi pour M. Rouault une belle page blanche. Mais quand elle sut qu'il avait une fille, elle alla aux informations, et elle apprit que Mlle Rouault, élevée au couvent, chez les Ursulines, avait reçu, comme on dit, une belle éducation; qu'elle savait, en conséquence, la danse, la géographie, le dessin, faire de la tapisserie et toucher du piano. Ce fut le comble!

      – C'est donc pour cela, se disait-elle, que sa mine est si épanouie quand il va la voir, et qu'il met son gilet neuf, au risque de l'abîmer à la pluie? Ah! cette femme! cette femme!

      Et elle la détesta, d'instinct. D'abord elle se soulagea par des allusions; Charles ne les comprit pas; ensuite, par des réflexions incidentes, qu'il laissait passer de peur de l'orage; enfin, par des apostrophes à brûle-pourpoint auxquelles il ne savait que répondre. – D'où vient qu'il retournait aux Bertaux, puisque M. Rouault était guéri et que ces gens-là n'avaient pas encore payé? Ah! c'est qu'il y avait là-bas une personne, quelqu'un qui savait causer, une brodeuse, un bel esprit. C'était là ce qu'il aimait: il lui fallait des demoiselles de ville! Et elle reprenait: La fille au père Rouault, une demoiselle de ville! Allons donc! leur grand-père était berger, et ils ont un cousin qui a failli passer par les assises pour un mauvais coup, dans une dispute. Ce n'est pas la peine de faire tant de flafla, ni de se montrer le dimanche à l'église avec une robe de soie, comme une comtesse. Pauvre bonhomme, d'ailleurs, qui, sans les colzas de l'an passé, eût été bien embarrassé de payer ses arrérages.

      Par lassitude, Charles cessa de retourner aux Bertaux. Héloïse lui avait fait jurer qu'il n'irait plus, la main sur son livre de messe, après beaucoup de sanglots et de baisers, dans une grande explosion d'amour. Il obéit donc; mais la hardiesse de son désir protesta contre la servilité de sa conduite, et, par une sorte d'hypocrisie naïve, il estima que cette défense de la voir était pour lui comme un droit de l'aimer.

      Et puis, la veuve pouvait-elle effacer par son contact l'image fixée sur le cœur de son mari? La veuve était maigre, elle avait les dents longues; elle portait en toute saison un petit châle noir dont la pointe lui descendait entre les omoplates; sa taille dure était engainée dans des robes en façon de fourreau, trop courtes, qui découvraient ses chevilles, avec les rubans de ses souliers larges, s'entre-croisant sur des bas gris.

      La mère de Charles venait les voir de temps à autre; mais, au bout de quelques jours, la bru semblait l'aiguiser à son fil, et alors, comme deux couteaux, elles étaient à le scarifier par leurs réflexions et leurs observations. Il avait tort de tant manger! Pourquoi toujours offrir la goutte au premier venu? Quel entêtement que de ne pas vouloir porter de flanelle!

      Il arriva qu'au commencement du printemps un notaire d'Ingouville, détenteur de fonds à la veuve Dubuc, s'embarqua par une belle marée, emportant avec lui tout l'argent de son étude. Héloïse, il est vrai, possédait encore, outre une part de bateau évaluée six mille francs, sa maison de la rue Saint-François, et cependant, de toute cette fortune que l'on avait fait sonner si haut, rien, si ce n'est un peu de mobilier et quelques nippes, n'avait paru dans le ménage. Il fallut tirer la chose au clair. La maison de Dieppe se trouva vermoulue d'hypothèques jusque dans ses pilotis; ce qu'elle avait mis chez le notaire, Dieu seul le savait, et la part de barque n'excéda point mille écus. Elle avait donc menti, la bonne dame! Dans son exaspération, M. Bovary père, brisant une chaise contre les pavés, accusa sa femme d'avoir fait le malheur de leur fils en l'attelant à une haridelle semblable, dont les harnais ne valaient pas la peau. Ils vinrent à Tostes. On s'expliqua. Il y eut des scènes. Héloïse, en pleurs, se jetant dans les bras de son mari, le conjura de la défendre de ses parents. Charles voulut parler pour elle. Ceux-ci se fâchèrent, et ils partirent.

      Mais le coup était porté. Huit jours après, comme elle étendait du linge dans sa cour, elle fut prise d'un crachement de sang, et le lendemain, tandis que Charles avait le dos tourné pour fermer le rideau de la fenêtre, elle dit: – Ah! mon Dieu! – poussa un soupir et s'évanouit. Elle était morte. Quel étonnement!

      Quand tout fut fini au cimetière, Charles rentra chez lui. Il ne trouva personne en bas; il monta au premier dans la chambre, vit sa robe encore accrochée au pied de l'alcôve; alors, s'appuyant contre le secrétaire, il resta jusqu'au soir perdu dans une rêverie douloureuse. Elle l'avait aimé, après tout.

      III

      Un matin, le père Rouault vint apporter à Charles le payement de sa jambe remise, soixante-quinze francs en pièces de quarante sous et une dinde. Il avait appris son malheur et l'en consola tant qu'il put.

      – Je sais ce que c'est, disait-il en lui frappant sur l'épaule; j'ai été comme vous, moi aussi! Quand j'ai eu perdu ma pauvre défunte, j'allais dans les champs pour être tout seul; je tombais au pied d'un arbre, je pleurais; j'appelais le bon Dieu, je lui disais des sottises; j'aurais voulu être comme les taupes, que je voyais aux branches, qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé enfin! Et quand je pensais que d'autres, à ce moment-là, étaient avec leurs bonnes petites femmes à les tenir embrassées contre eux, je tapais de grands coups par terre avec mon bâton, j'étais quasiment fou, que je ne mangeais plus; l'idée seulement d'aller au café me dégoûtait, vous ne croiriez pas. Eh bien, tout doucement, un jour chassant l'autre, un printemps sur un hiver et un automne par-dessus un été, ça a coulé brin à brin, miette à miette; ça s'en est allé; c'est parti, c'est descendu, je veux dire, car il vous reste toujours quelque chose au fond, comme qui dirait… un poids, là, sur la poitrine. Mais puisque c'est notre sort à tous, on ne doit pas non plus se laisser dépérir, et, parce que d'autres sont morts, vouloir mourir… Il faut vous secouer, monsieur Bovary; ça se passera. Venez nous voir; ma fille pense à vous de temps à autre, savez-vous bien, et elle dit comme ça que vous l'oubliez. Voilà le printemps bientôt; nous vous ferons tirer un lapin dans la garenne pour vous dissiper un peu.

      Charles suivit son conseil. Il retourna aux Bertaux; il retrouva tout comme la veille, comme il y avait cinq mois, c'est-à-dire. Les poiriers étaient en fleurs, et le bonhomme Rouault, debout maintenant, allait et venait, ce qui rendait la ferme plus animée.

      Croyant qu'il était de son devoir de prodiguer au médecin le plus de politesses possible, à cause de sa position douloureuse, il le pria de ne point se découvrir la tête, lui parla à voix basse, comme s'il eût été malade, et même fit semblant de se mettre en colère de ce que l'on n'avait pas apprêté à son intention quelque chose d'un peu plus léger que tout le reste, tel que des petits pots de crème ou des poires cuites. Il conta des histoires. Charles se surprit à rire; mais le souvenir de sa femme lui revenant tout à coup l'assombrit. On apporta le café; il n'y pensa plus.

      Il y pensa moins, à mesure qu'il s'habituait à vivre seul. L'agrément nouveau de l'indépendance lui rendit bientôt la solitude plus supportable. Il pouvait changer maintenant les heures de ses repas, rentrer ou sortir sans donner de raisons, et, lorsqu'il était bien fatigué, s'étendre de ses quatre membres, tout en large, dans son lit. Donc il se choya, se dorlota et accepta les consolations qu'on lui donnait. D'autre part, la mort de sa femme ne l'avait pas mal servi dans son métier, car on avait répété durant un mois: «Ce pauvre jeune homme! quel malheur!» Son nom s'était répandu, sa clientèle s'était accrue; et puis il allait aux Bertaux tout à son aise. Il avait un espoir sans but, un bonheur vague; il se trouvait la figure plus agréable en brossant ses favoris devant


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