Le livre de Jade. Gautier Judith
elle est venue au monde, on a enfermé son cœur dans une boîte de fer; et celle que j'aime ne m'aimera jamais.
La lune monte vers le cœur du ciel nocturne et s'y repose amoureusement.
Sur le lac lentement remué, la brise du soir passe, passe, repasse en baisant l'eau heureuse.
Oh! quel accord serein résulte de l'union des choses qui sont faites pour s'unir!
Mais les choses qui sont faites pour s'unir s'unissent rarement.
La nouvelle épouse est assise dans la Chambre Parfumée, où l'époux est entré la veille pour la première fois.
Elle tient à la main son éventail où sont écrits ces caractères: «Quand l'air est étouffant et le vent immobile, on m'aime et l'on me demande la fraîcheur; mais quand le vent se lève et quand l'air devient froid, on me dédaigne et l'on m'oublie.»
En lisant ces caractères, la jeune femme songe à son époux, et déjà des pensées tristes l'enveloppent.
«Le cœur de mon époux est maintenant jeune et brûlant; mon époux vient près de moi pour rafraîchir son cœur;
«Mais lorsque son cœur sera froid et tranquille, il me dédaignera peut-être et m'oubliera.»
Je t'ai chanté des chansons en m'accompagnant de ma flûte d'ébène, des chansons où je te racontais ma tristesse; mais tu ne m'as pas écouté.
J'ai composé des vers où je célébrais ta beauté; mais en balançant la tête tu as jeté dans l'eau les feuilles glorieuses où j'avais tracé des caractères.
Alors je t'ai donné un gros saphir, un saphir pareil au ciel nocturne, et, en échange du saphir obscur, tu m'as montré les petites perles de ta bouche.
Les flammes cruelles ont dévoré entièrement la maison où je suis né.
Alors je me suis embarqué sur un vaisseau tout doré, pour distraire mon chagrin.
J'ai pris ma flûte sculptée, et j'ai dit une chanson à la lune; mais j'ai attristé la lune, qui s'est voilée d'un nuage.
Je me suis retourné vers la montagne, mais elle ne m'a rien inspiré.
Il me semblait que toutes les joies de mon enfance étaient brûlées dans ma maison.
J'ai eu envie de mourir, et je me suis penché sur la mer. A ce moment, une femme passait dans une barque; j'ai cru voir la lune se reflétant dans l'eau.
Si Elle voulait, je me rebâtirais une maison dans son cœur.
Une vapeur bleue l'enveloppe comme une gaze légère, et une dentelle d'écume l'entoure, semblable à un rang de dents blanches.
Le soleil lentement s'élève en souriant à la mer, et la mer semble une grande étoffe de soie brodée d'or.
Les poissons viennent souffler à la surface des globules qui sont autant de perles brillantes, et les flots clairs bercent doucement le Bateau des Fleurs.
Mon cœur se tord de douleur en le voyant si éloigné de moi et retenu au rivage par une corde de soie.
Car c'est là que fleurissent les fleurs les plus éclatantes, c'est là que le vent est parfumé et que demeure le printemps.
Je vais chanter une chanson en vers, marquant la mesure avec mon éventail, et la première hirondelle qui passera, je la prierai d'emporter là-bas ma chanson.
Et je vais jeter dans la mer une fleur que le vent poussera jusqu'au navire.
La petite fleur, quoique morte, danse légèrement sur l'eau; mais moi je chante avec l'âme désolée.
LA LUNE
Tant qu'un homme reste sur la terre, il voit la Lune toujours pure et brillante.
Comme un fleuve paisible suit son cours, chaque jour elle traverse le ciel.
Jamais on ne la voit s'arrêter ni revenir en arrière.
Mais l'homme a des pensées brèves et vagabondes.
La pleine Lune vient de sortir de l'eau. La mer ressemble à un grand plateau d'argent.
Sur un bateau quelques amis boivent des tasses de vin.
En regardant les petits nuages qui se balancent sur la montagne, éclairés par la Lune,
Quelques-uns disent que ce sont les femmes de l'Empereur qui se promènent vêtues de blanc;
Et d'autres prétendent que c'est une nuée de cygnes.
Sous la douce clarté de la pleine Lune, l'impératrice remonte son escalier de jade, tout brillant de rosée.
Le bas de la robe baise doucement le bord des marches; le satin blanc et le jade se ressemblent.
Le clair de Lune a envahi l'appartement de l'impératrice; en passant la porte, elle est tout éblouie;
Car, devant la fenêtre, sur le rideau brodé de perles de cristal, on croirait voir une société de diamants qui se disputent la lumière;
Et, sur le parquet de bois pâle, on dirait une ronde d'étoiles.
De mon jardin j'entends chanter une femme, mais malgré moi je regarde la Lune.
Je n'ai jamais pensé à rencontrer la femme qui chante dans le jardin voisin; mon regard suit toujours la Lune dans le ciel.
Je crois que la Lune me regarde aussi, car un long rayon d'argent arrive jusqu'à mes yeux.
Les chauves-souris le traversent de temps en temps et me font brusquement baisser les paupières; mais lorsque je les relève, je vois le regard d'argent toujours dardé sur moi.
La Lune se mire dans les yeux des poëtes comme dans les écailles brillantes des dragons, ces poëtes de la mer.
Un seul nuage se promène dans le ciel; ma barque est seule sur le fleuve.
Mais voici la Lune qui se lève dans le ciel et dans le fleuve;
Le nuage est moins sombre, et moi je suis moins triste dans ma barque solitaire.
Le soleil d'automne a traversé la prairie en venant de l'est; maintenant il glisse derrière la grande montagne de l'ouest.
Il reste une lueur dans le ciel; sans doute le jour se lève de l'autre côté de la montagne.
Les arbres sont couverts de rouille, et le vent froid du soir décroche les dernières feuilles.
Une cigogne veuve regagne son nid solitaire, tristement et lentement, comme si elle espérait encore voir revenir celui qui ne reviendra plus,
Et les corbeaux font un grand bruit autour des arbres, pendant que la Lune commence à s'allumer pour la nuit.
Le petit lac s'enfuit poursuivi par le vent, mais bientôt il revient sur ses pas.
Les poissons sautent par moment hors de l'eau: on croirait que ce sont les nénuphars qui s'épanouissent.
La