Dix contes modernes des meilleurs auteurs du jour. Коллектив авторов
à leurs pas, les poursuivant partout: à l'arrière, sur le promenoir, dans l'étroit couloir des cabines, et cherchant un moyen de lier conversation avec eux.
Ceux-ci n'avaient pas l'air de se prêter à ses avances. Et chaque fois que Patron Tréfume s'approchait, chapeau à la main:
– Bien le bonjour, pardon, excuse! Ce serait pour savoir si par hasard…
Ils lui tournaient le dos vivement, avec un gloussement irrité et vague qui avait l'air d'être de l'anglais.
– Pour ne pas être avenants, ils ne sont pas avenants! soupirait Tréfume.
Mais il se consolait en songeant que chaque peuple a ses usages.
Cependant, les deux soi-disant Américains, intrigués par les allures de cet homme au parler bizarre, interrogèrent à leur tour le sous-commissaire, lequel, de plus en plus pressé, mais toujours farceur, répondit:
– Vous savez qu'il y a eu à Paris un vol considérable? Eh bien! je parierais que cet homme n'est autre qu'Ernest, notre plus célèbre détective, qui, sur la piste des voleurs et pour détourner les soupçons, se sera déguisé en Marseillais.
Sur quoi, s'étant entre-regardés, les deux Américains descendirent s'enfermer dans leur cabine d'où ils ne sortirent plus, même lorsque le bateau, arrivant en vue de New-York, tout le monde monta sur le pont pour admirer le panorama de la rade.
Au débarquement, le bon Tréfume les chercha en vain; ils avaient dû, dans le brouhaha de la descente, trouver l'occasion de se faufiler incognito.
– L'ambassade, monsieur! Pourriez-vous m'indiquer le chemin de l'ambassade?..
C'était Patron Tréfume qui, égaré depuis le matin dans un échiquier d'avenues et de rues se ressemblant, toutes impitoyablement numérotées, essayait pour la millième fois d'obtenir un renseignement. Mais allez donc vous faire entendre dans une ville de sauvages où tout le monde parle anglais! Et fourbu, accablé d'ennuis, il songeait avec mélancolie que l'oncle Sambuq, pour arranger les choses, aurait bien fait d'aller mourir ailleurs.
Tout à coup, qui aperçoit-il? Un des Américains du paquebot. Oh! c'est bien lui, quoiqu'il ait changé de vêtements et qu'il se soit fait couper les cheveux et la barbe.
– Monsieur! monsieur!..
L'autre entend et file. Mais cette fois il n'échappera pas. Patron Tréfume s'accroche à lui comme à une suprême espérance. L'Américain a les jambes longues, mais Tréfume les a solides.
– Eh quoi! ce gaillard-là, qui connaît New-York comme sa poche, ne me rendrait pas le service de me dire où il faut aller?..
L'Américain a beau fuir, raser les murs, contourner les angles des rues, Patron Tréfume, courant toujours, ne se laisse pas distancer d'une semelle.
Enfin, harassé, n'en pouvant plus, l'homme se réfugie dans un bar. Patron Tréfume l'a suivi:
– Bien le bonjour, pardon, excuse; ce serait pour savoir si par hasard…
L'Américain est devenu tout pâle.
– Chut! dit-il à Tréfume en excellent français; pas de bruit, de scandale inutile; asseyons-nous là dans ce coin.
– Voilà qui va bien! pense Tréfume.
Mais l'Américain continue:
– Je sais pourquoi vous venez à New-York; êtes-vous homme à nous entendre?
– Pourquoi pas? répond Tréfume, qui croit qu'il s'agit de l'héritage; on peut toujours s'entendre entre braves gens.
– Braves gens ou non, voici dans ce portefeuille cinquante mille francs en bank-notes. Si vous voulez, ils sont à vous, avec une somme égale qu'un inconnu vous remettra au moment du départ, quand la Bretagne lèvera l'ancre. Car la Bretagne part ce soir, et vous partirez avec elle. Est-ce dit?
– C'est dit!
– Maintenant, topez là, nous ne nous sommes jamais vus.
Patron Tréfume faisait d'inutiles efforts pour comprendre. Il accepta pourtant: cent mille francs, c'est une somme; et puis il commençait à en avoir assez de leur New-York.
Les conventions furent des deux côtés loyalement tenues.
Et voilà comment, ayant eu la chance d'être pris pour un mouchard, Patron Tréfume se trouva héritier de l'oncle Sambuq, mort insolvable à l'hôpital.
Patron Tréfume, d'ailleurs, n'a pas encore bien compris, mais ce détail ne le trouble guère. Il déclare même volontiers, aux heures de Bourse, quand, ayant passé la redingote, il va siroter sa demi-tasse au Café Turc, qu'en fait d'affaires rondement menées, ces Américains sont décidément le premier des peuples.
L'HISTOIRE LA PLUS DROLE
PAR JACQUES NORMAND
L'HISTOIRE la plus drôle de ma vie, m'écrit l'aimable poète? Vous m'embarrassez beaucoup, mon cher confrère. D'abord ai-je eu des histoires vraiment drôles, et parmi ces histoires vraiment drôles quelle est la plus drôle?
Enfin, en remontant le fleuve des souvenirs, j'en retrouve une… que je vous donne telle quelle, sans fioritures, pour ce qu'elle vaut.
C'était en 1872, après la guerre. J'avais pris part au siège de Paris comme simple moblot. J'avais vingt-deux ans à peine, un mètre quatre-vingts de taille, une santé robuste, malgré les fatigues du siège, et une belle barbe qui s'étalait en deux longues pointes sur ma poitrine et dont j'étais très fier. Bref un homme fait et solide. En bon patriote… que je suis toujours (je vous avoue être très vieux jeu!) j'avais souffert profondément des malheurs du pays. J'avais été humilié non seulement de la supériorité militaire, mais… comment dirais-je?.. de la supériorité scolaire de nos ennemis.
Beaucoup d'Allemands parlaient le français, et fort bien, tandis que nous!.. Comme première revanche je voulus apprendre l'allemand. Au collège j'avais pioché l'anglais et après quelques courts séjours en Angleterre je le parlais passablement; mais je ne savais pas un traître mot de la langue de Schiller et de Gœthe. Je me mis courageusement à étudier la méthode Ollendorff qui, soit dit en passant, et sans vouloir faire de réclame à mon ami Ollendorff, est une excellente méthode; je pris des leçons d'un non moins excellent professeur, le Dr Karpelès, recommandé par le même Ollendorff. Au bout de six mois je commençais à me débrouiller. Mais un séjour dans le pays était indispensable. Or, aller en Allemagne aussitôt après la guerre… cela me serrait le cœur. Il le fallait cependant. Je choisis un pays pas trop allemand, récemment annexé: le Hanovre. On y parle d'ailleurs l'allemand le plus pur. L'ami d'un ami de mes parents avait écrit à son correspondant de là-bas pour lui demander l'adresse d'une pension de jeunes gens. On avait indiqué le Dr Davisson dans la ville de Hanovre même. Nourriture excellente; instruction soignée; une vingtaine d'élèves, pas plus… En route pour la pension Davisson!
Par une jolie matinée de juillet, je sonnais à la porte du docteur. Je fus assez étonné, quand, cette porte ouverte, je me trouvai dans une cour où quelques jeunes garçons, dont l'âge pouvait varier entre huit ans au moins et quatorze au plus, jouaient aux billes, à la toupie, au ballon et à d'autres jeux plutôt enfantins.
Le Dr Davisson accourait. C'était un petit vieillard rasé, maigre, pétulant, à lunettes, à favoris gris, à toque de velours, un échappé des contes d'Hoffmann. Je me nommai. Il eut un mouvement de surprise, me regarda de haut en bas, de bas en haut, avec ma haute stature, ma grande barbe, mon aspect de gaillard ayant fait campagne.
– Ah! ah! c'est vous… vous êtes l'élève qui m'a été recommandé par M. X…?
Pendant ce temps les jeunes garçons, intrigués, avaient cessé leurs jeux et m'entouraient curieusement. Je me faisais un peu l'impression de Gulliver à Lilliput.
– Oui, c'est moi, Herr Doctor: mes bagages sont dans la voiture… et…
Le docteur prit courageusement son parti et avec un geste circulaire: "Mais c'est une pension de petits garçons,