Mathilde. Эжен Сю
mots de ma tante aussi entendus, répétés, commentés, établirent positivement que j'étais aussi moqueuse, aussi étourdie, que ma cousine était timide, sensée, réfléchie.
Le monde revient bien rarement de ses premières impressions; ces quelques mots de ma tante eurent donc une grande influence sur ma destinée.
Hélas! il faut tout dire, mon inexpérience, ma vanité, augmentèrent encore la portée du mal qu'on me faisait… Plus tard, je déplorai amèrement cette réputation de méchanceté moqueuse. J'eus d'abord assez de faiblesse pour en être presque flattée, presque fière. Je me croyais belle, je pensais que l'ironie était un brevet d'esprit.
La valse finie, M. de Versac s'approcha de ma tante avec son neveu, M. le vicomte Gontran de Lancry.
Je l'avoue… je ne pus m'empêcher de rester presque immobile de surprise à la vue de M. de Lancry; il avait alors environ trente ans. Il était difficile de voir un homme plus parfaitement agréable, d'un extérieur plus séduisant.
J'étais bien jeune, et chez mademoiselle de Maran je n'avais vu personne qui pût en rien être comparé à M. de Lancry.
Ancien page du roi, il avait servi et fait très-vaillamment la guerre en Espagne. Attaché plus tard à une grande ambassade, il avait, au bout de quelques années, abandonné l'état militaire; et, grâce aux bontés du roi et à la protection de M. de Versac, il avait été nommé gentilhomme de la chambre du roi.
Ma première entrevue au bal de l'ambassade d'Autriche me revient très-présente à l'esprit. Il y avait eu grande réception au château; beaucoup d'hommes de la cour étaient venus au bal en uniforme. M. de Lancry sortait aussi des Tuileries; il portait l'éclatant habit de sa charge, et avait au cou le ruban rouge et la croix d'or de commandeur de la Légion d'honneur; à son coté, la large plaque d'un ordre étranger. M. de Lancry était d'une taille moyenne, mais de la plus extrême élégance; ses traits, d'une régularité parfaite, étaient (selon ma tante, et elle disait vrai), étaient ceux «d'un jeune Grec d'Athènes, animés de toute la finesse et de toute la grâce parisienne» C'était, disait-elle, l'idéal du joli. Il avait des cheveux châtains, les yeux bruns, les dents charmantes, une main, un pied, à rendre une femme jalouse; je vous l'ai dit, ayant trente ans à peine, il n'en paraissait pas vingt-cinq.
Ces avantages naturels, relevés d'insignes honorables qu'on n'accorde généralement qu'à un âge plus mûr et qui semblent toujours annoncer le mérite, devaient donc rendre M. de Lancry infiniment remarquable.
Lorsqu'il s'approcha de ma tante elle lui tendit la main et lui dit:
– Bonsoir, mon cher Gontran!.. Votre oncle m'a seulement appris tantôt votre retour de Londres. Eh bien! qu'est-ce que vous avez fait dans ce cher pays?
M. de Lancry sourit, s'approcha de mademoiselle de Maran, et lui dit tout bas quelques mots que je ne pus entendre.
– Voulez-vous bien vous taire! – s'écria ma tante en riant. – Puis elle ajouta: – Heureusement, on peut tout dire à une mère bobie comme moi; seulement, pour faire pénitence, vous allez faire danser ces petites filles.
Se tournant alors vers moi, ma tante dit à M. de Lancry d'un air rempli de dignité qu'elle prenait mieux que personne quand elle le voulait: – Mademoiselle Mathilde de Maran, ma nièce.
M. de Lancry s'inclina respectueusement.
– Mademoiselle Ursule d'Orbeval, notre cousine… – ajouta ma tante avec une nuance presque imperceptible, pourtant assez marquée pour qu'on sentît qu'elle voulait établir à mon avantage une sorte de distinction entre mon amie et moi.
M. de Lancry s'inclina de nouveau.
Je baissai les yeux, je me sentis rougir beaucoup. Ma main était près de celle d'Ursule; je la serrai presque avec crainte.
– Mademoiselle voudra-t-elle me faire la grâce de danser avec moi la première contredanse? – me dit M. de Lancry.
– Oui, monsieur, – répondis-je en jetant un regard inquiet sur mademoiselle de Maran.
M. de Lancry me salua, et, s'adressant à Ursule, il lui dit: – Puis-je espérer, mademoiselle, que vous daignerez m'accorder la même faveur que mademoiselle de Maran, pour la seconde contredanse?
– Sans doute, monsieur, – répondit Ursule avec un soupir; et, baissant la tête, elle jeta, à travers ses longs cils, un mélancolique regard sur M. de Lancry.
A ce moment, une fort jolie femme, éblouissante de pierreries, très-brune, très-mince, d'une tournure très-élégante, d'une physionomie fière, hardie, ayant de grands yeux noirs très-perçants, et un peu rapprochés de son nez, fait en bec d'aigle, s'arrêta devant nous; elle donnait le bras à un jeune colonel anglais.
– Vous êtes bien oublieux de vos amis, monsieur de Lancry, – dit-elle d'une voix sonore et douce.
M. de Lancry se retourna vivement, réprima un embarras assez visible, et dit en s'inclinant:
– Je ne mérite pas ce trop aimable reproche, madame la duchesse; je suis seulement arrivé ce matin de Londres; et j'espérais avoir demain l'honneur de vous faire ma cour.
Combien certains pressentiments trompent peu, mon ami! Du moment où j'entendis M. de Lancry dire à cette femme… madame la duchesse… je ne doutai pas un moment qu'elle ne fût madame de Richeville, dont j'avais entendu le nom si indiscrètement rapproché de celui de M. de Lancry.
On préluda pour la contredanse.
– Voyez combien je suis bonne, – dit la duchesse à M. de Lancry: – je vous pardonne votre oubli et je vous dis même en confidence que je ne suis pas engagée pour cette contredanse; suis-je assez généreuse?
M. de Lancry la regarda de nouveau d'un air étonné, presque stupéfait, et répondit avec une gêne assez évidente:
– Et moi, n'ai-je pas trop de bonheur?.. j'aurais pu danser cette contredanse avec vous, madame, et je vais avoir le plaisir de la danser avec mademoiselle de Maran, que j'ai eu l'honneur d'inviter à l'instant.
Madame de Richeville, croyant qu'il s'agissait de ma tante et que M. de Lancry plaisantait, partit d'un éclat de rire, et s'écria:
– Vous arrivez d'Angleterre pour faire danser mademoiselle de Maran… il y a donc à Londres un Excentric-Club? vous voulez donc vous signaler parmi les plus intrépides?
M. de Lancry se hâta d'interrompre madame de Richeville. Elle avait la vue très-basse, elle ne s'était pas aperçue de la présence de ma tante.
– Je dois avoir l'honneur de danser tout à l'heure avec mademoiselle Mathilde de Maran, – dit M. de Lancry en appuyant sur ce nom Mathilde, et en s'inclinant légèrement de mon côté.
– Ah! je comprends. On la mène donc déjà dans le monde? – dit la duchesse.
Elle prit son petit lorgnon d'écaille, et m'examina avec une curiosité qui me sembla malveillante.
J'étais au supplice.
Ma tante n'avait pas perdu un mot de cette conversation. Voyant le lorgnon de la duchesse de Richeville encore tourné sur moi, elle parut choquée, et lui dit de sa place, d'une voix aigre et impérieuse:
– Madame la duchesse, n'est-ce pas que ma nièce est charmante?..
– Charmante, madame, – répondit la duchesse d'un ton sec en rabaissant son lorgnon. Elle s'approcha de mademoiselle de Maran, et lui fit une demi-révérence pleine de grâce et de noblesse.
J'ai su depuis que ma tante et la duchesse se détestaient, ce qui m'expliqua l'attention avec laquelle on avait examiné ces deux adversaires également redoutables.
– Eh bien! madame, – reprit ma tante, – je suis ravie pour cette chère petite que vous la trouviez charmante; l'approbation d'une femme comme vous, madame, ne peut que porter bonheur à une jeune personne qui entre dans le monde; c'est comme un présage… Malgré ça, j'ai peine à croire que ma nièce puisse jamais approcher de votre mérite,