La vie de Rossini, tome II. Stendhal
est absurde que Galli, qui fuit son régiment où il a été condamné à mort, paraisse avec son habit de soldat à peine caché sous un grand manteau; c'est un moyen certain de se faire arrêter comme déserteur par le premier maire de village. Ceci est une question de mise en scène, art qui tient à la peinture. Si Galli paraissait couvert de haillons, comme dit le libretto,
Il prode Ernesto
Di questi cenci mi coperse,
peut-être le rôle prendrait-il une teinte ignoble; il faut parler aux yeux à l'Opéra. Dans la nature, Galli, condamné à mort et retrouvant sa fille, lui eût adressé deux ou trois mille paroles; la musique en choisit une centaine, et leur fait exprimer le sentiment qui paraîtrait dans les trois mille. On sent bien qu'elle doit écarter d'abord toutes les paroles qui expriment des détails; donc il faut parler aux yeux.
Le duetto qui suit le récitatif chanté par Galli,
Come frenar il pianto?
est un chef-d'œuvre dans le style magnifique25. Le petit morceau d'orchestre qui vient après:
È certo il mio periglio;
Solo un eterno esiglio,
O Dio! mi può salvar26.
produit un tremblement physique. Il y a un petit trait bien touchant après
Più barbaro dolor.
Vers la fin de la reprise du duetto,
Tremendo destino
est terrible. Il y a un peu de beau idéal, faisant repos par distraction du malheur, dans la ritournelle de la fin.
La cavatine du podestat,
Il mio piano è preparato,
est un morceau brillant pour une belle voix de basse. Ambrosi le chanta à Milan avec une énergie et une force qui avaient le défaut de tenir les yeux du spectateur fixés désagréablement sur le caractère atroce du podestat. Pellegrini, à Paris, sert beaucoup mieux les intérêts de la pièce, en déployant dans cette cavatine une grâce infinie et toute la légèreté de sa charmante voix. Ce morceau est d'ailleurs beaucoup trop long.
La lecture du signalement du déserteur, confiée à Ninetta par le podestat, qui a perdu ses lunettes, est une scène qui a tout l'intérêt pressant et cruel du drame; c'est du malheur nullement adouci par le beau idéal: voilà ce qu'on aime en Allemagne. Ce moment est vif, mais il tue la gaieté pour toujours.
Le terzetto qui suit:
Respiro – partite,
est sublime; c'est dès le début que se trouve l'admirable prière:
Oh! nume benefico!
Winter venait de donner à Milan, un Mahomet (c'est la tragédie de Voltaire) où se trouvait une prière magnifique formée par les voix réunies de Zopire, au fond du temple, qui prie, et de ses deux enfants, sur le devant de la scène, qui viennent lui donner la mort. Rossini ne manqua pas de demander une prière à l'auteur du libretto, et l'écrivit con impegno.
Le podestat ayant vu partir le soldat et se croyant seul, dit à Ninette:
Siamo soli. Amor seconda
Le mie fiamme, i voti mici.
Ah! se barbara non sei
Fammi a parte nel tuo cor27.
Voilà du superbe style tragique, en musique s'entend. Ce terzetto est au-dessus de tous les éloges: il établit à jamais la supériorité de Rossini sur tous les compositeurs ses contemporains.
La rentrée de Fernand a tout le feu possible:
Freme il nembo…
Uom maturo e magistrato,
Vi dovreste vergognar.
Il y a toujours beaucoup plus de force et d'énergie que d'élégance et de sensibilité noble, et l'orchestre est bien bruyant:
No so quel che farei,
Smanio, deliro e fremo,
est un volcan. Ici, la rapidité naturelle du style de Rossini semble encore augmenter son feu incroyable: ce terzetto est une des plus belles choses que ce maestro ait jamais écrites dans sa seconde manière (le style fort). Les groupes en sont disposés avec un art infini; il y a une qualité bien rare dans les plus beaux morceaux connus, c'est une progression étonnante. On se sent, en quelque sorte, plus avancé à la fin du terzetto qu'au commencement.
C'est après cette scène qu'on voit la pie voler à travers le théâtre; elle enlève la cuiller fatale. Le moment est bien choisi; le spectateur est trop ému pour prendre ce vol du côté plaisant, et, comme on ne s'y attend pas, personne n'a le temps d'examiner comment il s'opère. Après le grand morceau tragique, dont nous venons de donner une analyse si imparfaite, la musique reprend toute la légèreté, toute la gaieté possible, et même une élégance qu'elle n'a pas eue jusqu'ici; et tout cela pour le procès-verbal de l'interrogatoire de la pauvre Ninetta:
In casa di messere…
Ce morceau est délicieux; il me semble qu'aucun maestro vivant ne pourrait en faire un semblable. La cantilène la plus charmante que l'art puisse produire est justement appliquée à la parole la plus infâme de l'interrogatoire. Quand le jeune militaire fait observer, avec beaucoup de raison, que l'objet qu'on cherche a été
Rapito! no, smarrito
(Volé! non, égaré),
le podestat répond avec une grâce parfaite:
Vuol dir lo stesso.
(Qu'importe? ces mots n'ont-ils pas le même sens?)
Il est vrai que cette admirable légèreté, que ce badinage aimable et tout à fait monarchique, s'est rencontré plusieurs fois, en ces derniers temps, chez des juges, gens du monde, qui envoyaient à la mort les ennemis du pouvoir en se jouant, ou plutôt sans interrompre les jeux d'une vie aimable et insouciante. La musique de Rossini serait parfaitement à sa place dans une comédie intitulée Charles II28 ou Henri III, et où le poëte aurait emprunté, pour représenter les moments prospères du règne de ces princes, le génie qui inspira Pinto à M. Lemercier. J'ai eu besoin de m'arrêter un instant pour faire sentir à un lecteur né dans des pays où la justice est digne de tous nos respects, comme chacun sait, que Rossini, né en Romagne et accoutumé aux juges nommés par des prêtres, a été peintre fidèle dans tout le rôle du podestat de la Gazza ladra. En plaçant tant de gaieté, d'insouciance et de légèreté dans l'interrogatoire de Ninetta, il a eu égard au caractère principal, qui est le juge, vieux scélérat goguenard et libertin, et au dénoûment de son opéra, qu'il savait bien devoir être di lieto fine comme ceux de Métastase. J'ai entendu Rossini repousser très gaiement les critiques qu'on faisait de son podestat, à Milan, lieu où Napoléon avait fait apparaître quelque décence dans la justice (1797 à 1814). «Le jeune militaire, quoique Français, est un nigaud, disait Rossini; à sa place, moi qui n'ai pas fait de campagnes ni enlevé de drapeau, je me serais écrié, voyant ma maîtresse accusée: C'est moi qui ai pris la fatale cuiller! Dans le libretto qu'on m'a donné, Ninetta, confondue par des apparences accablantes, ne sait que répondre; Giannetto est un sot: le personnage principal de mon finale est donc le juge, lequel est un coquin nullement triste, et qui, d'ailleurs, n'a aucune idée de perdre Ninetta; il ne songe, pendant tout le temps de l'interrogatoire, qu'à lui vendre sa grâce, et au prix qu'il en obtiendra29.» Rossini n'ajoutait pas, car il est fort prudent et se souvient de la mort de Cimarosa: Allez voir dans mon pays, à Ferrare, à Rimini, les jugements que l'on y rend tous les jours. Avisez-vous d'avoir un procès et d'être accusé d'avoir
25
Plus pompeux que touchant. Le style de Paul Véronèse ou de Buffon. Ce style est le
L'harmonie du commencement de ce duetto rappelle l'introduction du
Un Padre, una figlia.
On dit que le morceau qui suit la condamnation de Ninetto rappelle un chœur de la Vestale:
26
Il ne fallait pas faire un soldat français si tremblant
27
«Nous voici seuls: amour seconde ma flamme et mes vœux. Belle Ninette, si vous n'êtes pas barbare, daignez m'accorder une place dans votre cœur.»
28
Voir les admirables Mémoires de mistress Hutchinson, et les procès de Sidney et de tant d'autres. Voir certains détails de procès criminels dans Voltaire. Voir…
29
Il Podestà – Ora è mia, son contento,
Ah! sei giunto, felice momento,
Lo spavento piegar la farà.