Le Naturalisme au théâtre, les théories et les exemples. Emile Zola
Ce qui blesse, ce qui a une saveur inconnue, reste sur le carreau, et pour longtemps, si ce n'est pour toujours.
Ce sont ces conditions différentes qui, aux yeux de la critique, ont grandi si démesurément l'importance du don au théâtre. Mon Dieu! dans le roman, soyez ou ne soyez pas doué, faites mauvais si cela vous amuse, puisque vous ne courez pas le risque d'être étranglé. Mais, au théâtre, méfiez-vous, ayez un talisman, soyez sûr de prendre le public par des moyens connus; autrement, vous êtes un maladroit, et c'est bien fait si vous restez par terre. De là, la nécessité du succès immédiat, cette nécessité qui rabaisse le théâtre, qui tourne l'art dramatique au procédé, à la recette, à la mécanique. Nous autres romanciers, nous demeurons souriants au milieu des clameurs que nous soulevons. Qu'importe! nous vivrons quand même, nous sommes supérieurs aux colères d'en bas. L'auteur dramatique frissonne; il doit ménager chacun; il coupe un mot; remplace une phrase; il masque ses intentions, cherche des expédients pour duper son monde, en somme, il pratique un art de ficelles, auquel les plus grands ne peuvent se soustraire.
Et le don arrive. Seigneur! avoir le don et ne pas être sifflé! On devient superstitieux, on a son étoile. Puis, l'insuccès ou le succès brutal de la première représentation déforme tout. Les spectateurs réagissent les uns sur les autres. On porte aux nues des oeuvres médiocres, on jette au ruisseau des oeuvres estimables. Mille circonstances modifient le jugement. Plus tard, on s'étonne, on ne comprend plus. Il n'y a pas de verdict passionné où la justice soit plus rare.
C'est le théâtre. Et il paraît que, si défectueuse et si dangereuse que soit cette forme de l'art, elle a une puissance bien grande, puisqu'elle enrage tant d'écrivains. Ils y sont attirés par l'odeur de bataille, par le besoin de conquérir violemment le public. Le pis est que la critique se fâche. Vous n'avez pas le don, allez-vous-en. Et elle a dit certainement cela à Scribe, quand il a été sifflé, à ses débuts; elle l'a répété à M. Sardou, à l'époque de la Taverne des étudiants; elle jette ce cri dans les jambes de tout nouveau venu, qui arrive avec une personnalité. Ce fameux don est le passe-port des auteurs dramatiques. Avez-vous le don? Non. Alors, passez au large, ou nous vous mettons une balle dans la tête.
J'avoue que je remplis d'une tout autre manière mon rôle de critique. Le don me laisse assez froid. Il faut qu'une figure ait un nez pour être une figure; il faut qu'un auteur dramatique sache faire une pièce pour être un auteur dramatique, cela va de soi. Mais que de marge ensuite! Puis, le succès ne signifie rien. Phèdre est tombée à la première représentation. Dès qu'un auteur apporte une nouvelle formule, il blesse le public, il y a bataille sur son oeuvre. Dans dix ans, on l'applaudira.
Ah! si je pouvais ouvrir toutes grandes les portes des théâtres à la jeunesse, à l'audace, à ceux qui ne paraissent pas avoir le don aujourd'hui et qui l'auront peut-être demain, je leur dirais d'oser tout, de nous donner de la vérité et de la vie, de ce sang nouveau dont notre littérature dramatique a tant besoin! Cela vaudrait mieux que de se planter devant nos théâtres, une férule de magister à la main, et de crier: «Au large!» aux jeunes braves qui ne procèdent ni de Scribe ni de M. Sardou. Fichu métier, comme disent les gendarmes, quand ils ont une corvée à faire.
LES JEUNES
J'ai entendu dire un jour à un faiseur, ouvrier très adroit en mécanique théâtrale: «On nous parle toujours de l'originalité des jeunes; mais quand un jeune fait une pièce, il n'y a pas de ficelle usée qu'il n'emploie, il entasse toutes les combinaisons démodées dont nous ne voulons plus nous-mêmes.» Et, il faut bien le confesser, cela est vrai. J'ai remarqué moi-même que les plus audacieux des débutants s'embourbaient profondément dans l'ornière commune.
D'où vient donc cet avortement à peu près général? On a vingt ans, on part pour la conquête des planches, on se croit très hardi et très neuf; et pas du tout, lorsqu'on a accouché d'un drame ou d'une comédie, il arrive presque toujours qu'on a pillé le répertoire de Scribe ou de M. d'Ennery. C'est tout au plus si, par maladresse, on a réussi à défigurer les situations qu'on leur a prises. Et j'insiste sur l'innocence parfaite de ces plagiats, on s'imagine de très bonne foi avoir tenté un effort considérable d'originalité.
Les critiques qui font du théâtre une science et qui proclament la nécessité absolue de la mécanique théâtrale, expliqueront le fait en disant qu'il faut être écolier avant d'être maître. Pour eux, il est fatal qu'on passe par Scribe et M. d'Ennery, si l'on veut un jour connaître toutes les finesses du métier. On étudie naturellement dans leurs oeuvres le code des traditions. Même les critiques dont je parle croiront tirer de cette imitation inconsciente un argument décisif en faveur de leurs théories: ils diront que le théâtre est à un tel point une pure affaire de charpente, que les débutants, malgré eux, commencent presque toujours par ramasser les vieilles poutres abandonnées pour en faire une carcasse à leurs oeuvres.
Quant à moi, je tire de l'aventure des réflexions tout autres. Je demande pardon si je me mets en scène; mais j'estime que les meilleures observations sont celles que l'on fait sur soi. Pourquoi, lorsqu'à vingt ans je rêvais des plans de drames et de comédies, ne trouvais-je jamais que des coups de théâtre las de traîner partout? Pourquoi une idée de pièce se présentait-elle toujours à moi avec des combinaisons connues, une convention qui sentait le monde des planches? La réponse est simple: j'avais déjà l'esprit infecté par les pièces que j'avais vu jouer, je croyais déjà à mon insu que le théâtre est un coin à part, où les actions et les paroles prennent forcément une déviation réglée d'avance.
Je me souviens de ma jeunesse passée dans une petite ville. Le théâtre jouait trois fois par semaine, et j'en avais la passion. Je ne dînais pas pour être le premier à la porte, avant l'ouverture des bureaux. C'est là, dans cette salle étroite, que pendant cinq ou six ans j'ai vu défiler tout le répertoire du Gymnase et de la Porte-Saint-Martin. Éducation déplorable et dont je sens toujours en moi l'empreinte ineffaçable. Maudite petite salle! j'y ai appris comment un personnage doit entrer et sortir; j'y ai appris la symétrie des coups de scène, la nécessité des rôles sympathiques et moraux, tous les escamotages de la vérité, grâce à un geste ou à une tirade; j'y ai appris ce code compliqué de la convention, cet arsenal des ficelles qui a fini par constituer chez nous ce que la critique appelle de ce mot absolu «le théâtre». J'étais sans défense alors, et j'emmagasinais vraiment de jolies choses dans ma cervelle.
On ne saurait croire l'impression énorme que produit le théâtre sur une intelligence de collégien échappé. On est tout neuf, on se façonne là comme une cire molle. Et le travail sourd qui se fait en vous, ne tarde pas à vous imposer cet axiome: la vie est une chose, le théâtre en est une autre. De là, cette conclusion: quand on veut faire du théâtre, il s'agit d'oublier la vie et de manoeuvrer ses personnages d'après une tactique particulière, dont on apprend les règles.
Allez donc vous étonner ensuite si les débutants ne lancent pas des pièces originales! Ils sont déflorés par dix ans de représentations subies. Quand ils évoquent l'idée de théâtre, toute une longue suite de vaudevilles et de mélodrames défilent et les écrasent. Ils ont dans le sang la tradition. Pour se dégager de cette éducation abominable, il leur faut de longs efforts. Certes, je crois qu'un garçon qui n'aurait jamais mis les pieds dans une salle de spectacle, serait beaucoup plus près d'un chef-d'oeuvre qu'un garçon dont l'intelligence a reçu l'empreinte de cent représentations successives.
Et l'on surprend très bien là comment la convention théâtrale se forme. C'est une autre langue que l'on apprend à parler. Dans les familles riches, on a une gouvernante anglaise ou allemande qui est chargée de parler sa langue aux enfants, pour que ceux-ci l'apprennent sans même s'en apercevoir. Eh bien, c'est de cette façon que se transmet la convention théâtrale. A notre insu, nous l'admettons comme une chose courante et naturelle. Elle nous prend tout jeunes et ne nous lâche plus. Cela nous semble nécessaire qu'on agisse autrement sur les planches que dans la vie de tous les jours. Nous en arrivons même à marquer certains faits comme appartenant spécialement au théâtre. «Ça, c'est du théâtre», disons-nous, tellement nous distinguons entre ce qui est et ce que nous avons accepté.
Le pis est que cette phrase: «Ça, c'est du théâtre», prouve à quel point