Le portrait de Dorian Gray. Wilde Oscar
en faveur de ses préjugés.
Quand lord Henry entra dans la chambre, il trouva son oncle, assis, habillé d'un épais veston de chasse, fumant un cigare et grommelant sur un numéro du Times.
– Eh bien! Harry, dit le vieux gentleman, qui vous amène de si bonne heure? Je croyais que vous autres dandis n'étiez jamais levés avant deux heures, et visibles avant cinq.
– Pure affection familiale, je vous assure, oncle Georges, j'ai besoin de vous demander quelque chose.
– De l'argent, je suppose, dit lord Fermor en faisant la grimace. Enfin, asseyez-vous et dites-moi de quoi il s'agit. Les jeunes gens, aujourd'hui, s'imaginent que l'argent est tout.
– Oui, murmura lord Henry, en boutonnant son pardessus; et quand ils deviennent vieux ils le savent, mais je n'ai pas besoin d'argent. Il n'y a que ceux qui paient leurs dettes qui en ont besoin, oncle Georges, et je ne paie jamais les miennes. Le crédit est le capital d'un jeune homme et on en vit d'une façon charmante. De plus, j'ai toujours affaire aux fournisseurs de Dartmoor et ils ne m'inquiètent jamais. J'ai besoin d'un renseignement, non pas d'un renseignement utile bien sûr, mais d'un renseignement inutile.
– Bien! je puis vous dire tout ce que contient un Livre-Bleu anglais, Harry, quoique aujourd'hui tous ces gens-là n'écrivent que des bêtises. Quand j'étais diplomate, les choses allaient bien mieux. Mais j'ai entendu dire qu'on les choisissait aujourd'hui après des examens. Que voulez-vous? Les examens, monsieur, sont une pure fumisterie d'un bout à l'autre. Si un homme est un gentleman, il en sait bien assez, et s'il n'est pas un gentleman, tout ce qu'il apprendra sera mauvais pour lui!
– M. Dorian Gray n'appartient pas au Livre-Bleu, oncle George, dit lord Henry, languide.
– M. Dorian Gray? Qui est-ce? demanda lord Fermor en fronçant ses sourcils blancs et broussailleux.
– Voilà ce que je viens apprendre, oncle Georges. Ou plutôt, je sais qui il est. C'est le dernier petit-fils de lord Kelso. Sa mère était une Devereux, Lady Margaret Devereux; je voudrais que vous me parliez de sa mère. Comment était elle? à qui fut-elle mariée? Vous avez connu presque tout le monde dans votre temps, aussi pourriez-vous l'avoir connue. Je m'intéresse beaucoup à M. Gray en ce moment. Je viens seulement de faire sa connaissance.
– Le petit-fils de Kelso! répéta le vieux gentleman. Le petit-fils de Kelso…bien sûr…j'ai connu intimement sa mère. Je crois bien que j'étais à son baptême. C'était une extraordinairement belle fille, cette Margaret Devereux. Elle affola tous les hommes en se sauvant avec un jeune garçon sans le sou, un rien du tout, monsieur, subalterne dans un régiment d'infanterie ou quelque chose de semblable. Certainement, je me rappelle la chose comme si elle était arrivée hier. Le pauvre diable fut tué en duel à Spa quelques mois après leur mariage. Il y eut une vilaine histoire là-dessus. On dit que Kelso soudoya un bas aventurier, quelque brute belge, pour insulter son beau-fils en public, il le paya, monsieur, oui il le paya pour faire cela et le misérable embrocha son homme comme un simple pigeon. L'affaire fut étouffée, mais, ma foi, Kelso mangeait sa côtelette tout seul au club quelque temps après. Il reprit sa fille avec lui, m'a-t-on dit, elle ne lui adressa jamais la parole. Oh oui! ce fut une vilaine affaire. La fille mourut dans l'espace d'une année. Ainsi donc, elle a laissé un fils? J'avais oublié cela. Quelle espèce de garçon est-ce? S'il ressemble à sa mère ce doit être un bien beau gars.
– Il est très beau, affirma lord Henry.
– J'espère qu'il tombera dans de bonnes mains, continua le vieux gentleman. Il doit avoir une jolie somme qui l'attend, si Kelso a bien fait les choses à son égard. Sa mère avait aussi de la fortune. Toutes les propriétés de Selby lui sont revenues, par son grand-père. Celui-ci haïssait Kelso, le jugeant un horrible Harpagon. Et il l'était bien! Il vint une fois à Madrid lorsque j'y étais… Ma foi! j'en fus honteux. La reine me demandait quel était ce gentilhomme Anglais qui se querellait sans cesse avec les cochers pour les payer. Ce fut toute une histoire. Un mois durant je n'osais me montrer à la Cour. J'espère qu'il a mieux traité son petit-fils que ces drôles.
– Je ne sais, répondit lord Henry. Je suppose que le jeune homme sera très bien. Il n'est pas majeur. Je sais qu'il possède Selby. Il me l'a dit. Et… sa mère était vraiment belle!
– Margaret Devereux était une des plus adorables créatures que j'aie vues, Harry. Je n'ai jamais compris comment elle a pu agir comme elle l'a lait. Elle aurait pu épouser n'importe qui, Carlington en était fou: Elle était romanesque, sans doute. Toutes les femmes de cette famille le furent. Les hommes étaient bien peu de chose, mais les femmes, merveilleuses!
Carlington se traînait à ses genoux; il me l'a dit lui-même. Elle lui rit au nez, et cependant, pas une fille de Londres qui ne courût après lui. Et à propos, Harry, pendant que nous causons de mariages ridicules, quelle est donc cette farce que m'a contée votre père au sujet de Dartmoor qui veut épouser une Américaine. Il n'y a donc plus de jeunes Anglaises assez bonnes pour lui?
– C'est assez élégant en ce moment d'épouser des Américaines, oncle Georges.
– Je soutiendrai les Anglaises contre le monde entier! Harry, fit lord Fermor en frappant du point sur la table.
– Les paris sont pour les Américaines.
– Elles n'ont point de résistance m'a-t-on dit, grommela l'oncle.
– Une longue course les épuise, mais elles sont supérieures au steeple-chase. Elles prennent les choses au vol; je crois que Dartmoor n'a guère de chances.
– Quel est son monde? répartit le vieux gentleman, a-t-elle beaucoup d'argent?
Lord Henry secoua la tête.
– Les Américaines sont aussi habiles à cacher leurs parents que les Anglaises à dissimuler leur passé, dit-il en se levant pour partir.
– Ce sont des marchands de cochons, je suppose?
– Je l'espère, oncle Georges, pour le bonheur de Dartmoor. J'ai entendu dire que vendre des cochons était en Amérique, la profession la plus lucrative, après la politique.
– Est-elle jolie?
– Elle se conduit comme si elle l'était. Beaucoup d'Américaines agissent de la sorte. C'est le secret de leurs charmes.
– Pourquoi ces Américaines ne restent-elles pas dans leurs pays. Elles nous chantent sans cesse que c'est un paradis pour les femmes.
– Et c'est vrai, mais c'est la raison pour laquelle, comme Eve, elles sont si empressées d'en sortir, dit lord Henry. Au revoir, oncle Georges, je serais en retard pour déjeuner si je tardais plus longtemps; merci pour vos bons renseignements. J'aime toujours à connaître tout ce qui concerne mes nouveaux amis, mais je ne demande rien sur les anciens.
– Où déjeunez-vous Harry?
– Chez tante Agathe. Je me suis invité avec M. Gray, c'est son dernier protégé.
– Bah! dites donc à votre tante Agathe, Harry, de ne plus m'assommer avec ses oeuvres de charité. J'en suis excédé. La bonne femme croit-elle donc que je n'aie rien de mieux à faire que de signer des chèques en faveur de ses vilains drôles.
– Très bien, oncle Georges, je le lui dirai, mais cela n'aura aucun effet. Les philanthropes ont perdu toute notion d'humanité. C'est leur caractère distinctif. Le vieux gentleman murmura une vague approbation et sonna son domestique. Lord Henry prit par l'arcade basse de Burlington Street et se dirigea dans la direction de Berkeley square.
Telle était en effet, l'histoire des parents de Dorian Gray. Ainsi crûment racontée, elle avait tout à fait bouleversé lord Henry comme un étrange quoique moderne roman. Une très belle femme risquant tout pour une folle passion. Quelques semaines d'un bonheur solitaire, tout à coup brisé par un crime hideux et perfide. Des mois d'agonie muette, et enfin un enfant né dans les larmes.
La mère enlevée par la mort et l'enfant abandonné tout seul à la tyrannie d'un vieillard sans coeur. Oui, c'était un bien curieux fond de tableau. Il encadrait le jeune homme, le faisant plus intéressant,