Le Docteur Pascal. Emile Zola
n'ont pas vécu, cria Pascal, ils ne peuvent pas être des saints.
Mais il la sentit qui se révoltait, qui allait de nouveau lui échapper. Dans l'inquiétude de l'au delà, tout au fond, il y a la peur et la haine de la vie. Aussi retrouva-t-il son bon rire, si tendre et si conciliant.
– Non, non! en voilà assez pour aujourd'hui, ne nous disputons plus, aimons-nous bien fort… Et, tiens! Martine nous appelle, allons dîner.
III
Pendant un mois, le malaise empira, et Clotilde souffrait surtout de voir que Pascal fermait les tiroirs à clef, maintenant. Il n'avait plus en elle la tranquille confiance de jadis, elle en était blessée, à un tel point, que, si elle avait trouvé l'armoire ouverte, elle aurait jeté les dossiers au feu, comme sa grand'mère Félicité la poussait à le faire. Et les fâcheries recommençaient, souvent on ne se parlait pas de deux jours.
Un matin, à la suite d'une de ces bouderies qui durait depuis l'avant-veille, Martine dit, en servant le déjeuner:
– Tout à l'heure, comme je traversais la place de la Sous-Préfecture, j'ai vu entrer chez madame Félicité un étranger que j'ai bien cru reconnaître… Oui, ce serait votre frère, mademoiselle, que je n'en serais pas surprise.
Du coup, Pascal et Clotilde se parlèrent.
– Ton frère! est-ce que grand'mère l'attendait?
– Non, je ne crois pas… Voici plus de six mois qu'elle l'attend. Je sais qu'elle lui a de nouveau écrit, il y a huit jours.
Et ils questionnèrent Martine.
– Dame! monsieur, je ne peux pas dire, car, depuis quatre ans que j'ai vu monsieur Maxime, lorsqu'il est resté deux heures chez nous, en se rendant en Italie, il a peut-être bien changé… J'ai cru tout de même reconnaître son dos.
La conversation continua, Clotilde paraissait heureuse de cet événement qui rompait enfin le lourd silence, et Pascal conclut:
– Bon! si c'est lui, il viendra nous voir.
C'était Maxime, en effet. Il cédait, après des mois de refus, aux sollicitations pressantes de la vieille madame Rougon, qui avait, de ce côté encore, toute une plaie vive de la famille à fermer. L'histoire était ancienne, et elle s'aggravait chaque jour.
A l'âge de dix-sept ans, il y avait quinze ans déjà, Maxime avait eu, d'une servante séduite, un enfant, sotte aventure de gamin précoce, dont Saccard, son père, et sa belle-mère Renée, celle-ci simplement vexée du choix indigne, s'étaient contentés de rire. La servante, Justine Mégot, était justement d'un village des environs, une fillette blonde de dix-sept ans aussi, docile et douce; et on l'avait renvoyée à Plassans, avec une rente de douze cents francs, pour élever le petit Charles. Trois ans plus tard, elle y avait épousé un bourrelier du faubourg, Anselme Thomas, bon travailleur, garçon raisonnable que la rente tentait. Du reste, elle était devenue d'une conduite exemplaire, engraissée, comme guérie d'une toux qui avait fait craindre une hérédité fâcheuse, due à toute une ascendance alcoolique. Et deux nouveaux enfants, nés de son mariage, un garçon âgé de dix ans, et une petite fille de sept, gras et roses, se portaient admirablement bien; de sorte qu'elle aurait été la plus respectée, la plus heureuse des femmes, sans les ennuis que Charles lui causait dans son ménage. Thomas, malgré la rente, exécrait ce fils d'un autre, le bousculait, ce dont souffrait secrètement la mère, en épouse soumise et silencieuse. Aussi, bien qu'elle l'adorât, l'aurait-elle volontiers rendu à la famille du père.
Charles, à quinze ans, en paraissait à peine douze, et il en était resté à l'intelligence balbutiante d'un enfant de cinq ans. D'une extraordinaire ressemblance avec sa trisaïeule, Tante Dide, la folle des Tulettes, il avait une grâce élancée et fine, pareil à un de ces petits rois exsangues qui finissent une race, couronnés de longs cheveux pâles, légers comme de la soie. Ses grands yeux clairs étaient vides, sa beauté inquiétante avait une ombre de mort. Et ni cerveau ni coeur, rien qu'un petit chien vicieux, qui se frottait aux gens, pour se caresser. Son arrière-grand'mère Félicité, gagnée par cette beauté où elle affectait de reconnaître son sang, l'avait d'abord mis au collège, le prenant à sa charge; mais il s'en était fait chasser au bout de six mois, sous l'accusation de vices inavouables. Trois fois, elle s'était entêtée, l'avait changé de pensionnat, pour aboutir toujours au même renvoi honteux. Alors, comme il ne voulait, comme il ne pouvait absolument rien apprendre, et comme il pourrissait tout, il avait fallu le garder, on se l'était passé des uns aux autres, dans la famille. Le docteur Pascal, attendri, songeant à une guérison, n'avait abandonné cette cure impossible qu'après l'avoir eu chez lui pendant près d'un an, inquiet du contact pour Clotilde. Et, maintenant, lorsque Charles n'était pas chez sa mère, où il ne vivait presque plus, on le trouvait chez Félicité ou chez quelque autre parent, coquettement mis, comblé de joujoux, vivant en petit dauphin efféminé d'une antique race déchue.
Cependant, la vieille madame Rougon souffrait de ce bâtard, à la royale chevelure blonde, et son plan était de le soustraire aux commérages de Plassans, en décidant Maxime à le prendre, pour le garder à Paris. Ce serait encore une vilaine histoire de la famille effacée. Mais longtemps Maxime avait fait la sourde oreille, hanté par la continuelle terreur de gâter son existence. Après la guerre, riche depuis la mort de sa femme, il était revenu manger sagement sa fortune dans son hôtel de l'avenue du Bois-de-Boulogne, ayant gagné à sa débauche précoce la crainte salutaire du plaisir, surtout résolu à fuir les émotions et les responsabilités, afin de durer le plus possible. Des douleurs vives dans les pieds, des rhumatismes, croyait-il, le tourmentaient depuis quelque temps; il se voyait déjà infirme, cloué sur un fauteuil; et le brusque retour en France de son père, l'activité nouvelle que Saccard déployait, avaient achevé de le terrifier. Il connaissait bien ce dévoreur de millions, il tremblait en le retrouvant empressé autour de lui, bonhomme, avec son ricanement amical. N'allait-il pas être mangé, s'il restait un jour à sa merci, lié par ces douleurs qui lui envahissaient les jambes. Et une telle peur de la solitude l'avait pris, qu'il venait de céder enfin à l'idée de revoir son fils. Si le petit lui semblait doux, intelligent, bien portant, pourquoi ne l'emmènerait-il pas? Cela lui donnerait un compagnon, un héritier qui le protégerait contre les entreprises de son père. Peu à peu, son égoïsme s'était vu aimé, choyé, défendu; et pourtant, peut-être ne se serait-il pas risqué encore à un tel voyage, si son médecin ne l'avait envoyé aux eaux de Saint-Gervais. Dès lors, il n'y avait plus à faire qu'un crochet de quelques lieues, il était tombé le matin chez la vieille madame Rougon, à l'improviste, bien résolu à reprendre un train, le soir même, après l'avoir interrogée et vu l'enfant.
Vers deux heures, Pascal et Clotilde étaient encore près de la fontaine, sous les platanes, où Martine leur avait servi le café, lorsque Félicité arriva, avec Maxime.
– Ma chérie, quelle surprise! je t'amène ton frère.
Saisie, la jeune fille s'était levée, devant cet étranger maigri et jauni, qu'elle reconnaissait à peine. Depuis leur séparation, en 1854, elle ne l'avait revu que deux fois, la première à Paris, la seconde à Plassans. Mais elle gardait de lui une image nette, élégante et vive. La face s'était creusée, les cheveux s'éclaircissaient, semés de fils blancs. Pourtant, elle finit par le retrouver, avec sa tête jolie et fine, d'une grâce inquiétante de fille, jusque dans sa décrépitude précoce.
– Comme tu te portes bien, toi! dit-il simplement, en embrassant sa soeur.
– Mais, répondit-elle, il faut vivre au soleil… Ah! que je suis heureuse de te voir!
Pascal, de son coup d'oeil de médecin, avait fouillé à fond son neveu. Il l'embrassa à son tour.
– Bonjour, mon garçon… Et elle a raison, vois-tu, on ne se porte bien qu'au soleil, comme les arbres!
Vivement, Félicité était allée jusqu'à la maison. Elle revint en criant:
– Charles n'est donc pas ici?
– Non, dit Clotilde. Nous l'avons eu hier. L'oncle Macquart l'a emmené, et il doit passer quelques jours aux Tulettes.
Félicité