La Terre. Emile Zola
et Jésus-Christ arrivèrent à leur tour; mais on attendit en vain Buteau jusqu'à midi, jamais ce sacré original ne pouvait être exact. Sans doute il s'était arrêté en chemin, à déjeuner quelque part. On voulut passer outre; puis, la sourde peur qu'il inspirait, avec sa mauvaise tête, fit décider qu'on tirerait les lots après le déjeuner, vers deux heures seulement. Grosbois, qui accepta des Fouan un morceau de lard et un verre de vin, acheva la bouteille, en entama une autre, retombé dans son état d'ivresse habituel.
A deux heures, toujours pas de Buteau. Alors, Jésus-Christ, dans le besoin de godaille qui alanguissait le village, par ce dimanche de fête, vint passer devant chez Macqueron, en allongeant le cou; et cela réussit, la porte fut brusquement ouverte, Bécu se montra et cria:
– Arrive, mauvaise troupe, que je te paye un canon!
Il s'était raidi encore, de plus en plus digne à mesure qu'il se grisait. Une fraternité d'ancien militaire ivrogne, une tendresse secrète le portait vers le braconnier; mais il évitait de le reconnaître quand il était en fonction, sa plaque au bras, toujours sur le point de le prendre en flagrant délit, combattu entre son devoir et son coeur. Au cabaret, dès qu'il était soûl, il le régalait en frère.
– Un écarté, hein, veux-tu? Et, nom de Dieu? si les Bédouins nous embêtent, nous leur couperons les oreilles!
Ils s'installèrent à une table, jouèrent aux cartes en criant fort, tandis que les litres, un à un, se succédaient.
Macqueron, dans un coin, tassé, avec sa grosse face moustachue, tournait ses pouces. Depuis qu'il avait gagné des rentes, en spéculant sur les petits vins de Montigny, il était tombé à la paresse, chassant, péchant, faisant le bourgeois; et il restait très sale, vêtu de loques, pendant que sa fille Berthe trimballait autour de lui des robes de soie. Si sa femme l'avait écouté, ils auraient fermé boutique, et l'épicerie, et le cabaret, car il devenait vaniteux, avec de sourdes ambitions, inconscientes encore; mais elle était d'une âpreté féroce au lucre, et lui-même, tout en ne s'occupant de rien, la laissait continuer à verser des canons, pour ennuyer son voisin Lengaigne, qui tenait le bureau de tabac et donnait aussi à boire. C'était une rivalité ancienne, jamais éteinte, toujours près de flamber.
Cependant, il y avait des semaines où l'on vivait en paix; et, justement, Lengaigne entra avec son fils Victor, un grand garçon gauche, qui devait bientôt tirer au sort. Lui, très long, l'air figé, ayant une petite tête de chouette sur de larges épaules osseuses, cultivait ses terres, pendant que sa femme pesait le tabac et descendait à la cave. Ce qui lui donnait une importance, c'était qu'il rasait le village et coupait les cheveux, un métier rapporté du régiment, qu'il exerçait chez lui, au milieu des consommateurs, ou encore à domicile, à la volonté des clients.
– Eh bien! cette barbe, est-ce pour aujourd'hui, compère? demanda-t-il, dès la porte.
– Tiens, c'est vrai, je t'ai dit de venir, s'écria Macqueron. Ma foi, tout de suite, si ça te plaît.
Il décrocha un vieux plat à barbe, prit un savon et de l'eau tiède, pendant que l'autre tirait de sa poche un rasoir grand comme un coutelas, qu'il se mit à repasser sur un cuir fixé à l'étui. Mais une voix glapissante vint de l'épicerie voisine.
– Dites donc, criait Coelina, est-ce que vous allez faire vos saletés sur les tables?.. Ah! non, je ne veux pas, chez moi, qu'on trouve du poil dans les verres!
C'était une attaque à la propreté du cabaret voisin, où l'on mangeait plus de cheveux qu'on ne buvait de vrai vin, disait-elle.
– Vends ton sel et ton poivre, et fiche-nous la paix, répondit Macqueron, vexé de cette algarade devant le monde.
Jésus-Christ et Bécu ricanèrent. Mouchée, la bourgeoise! Et ils lui commandèrent un nouveau litre, qu'elle apporta, furieuse, sans une parole. Ils battaient les cartes, ils les jetaient sur la table violemment, comme pour s'assommer. Atout, atout et atout!
Lengaigne avait déjà frotté son client de savon, et le tenait par le nez, lorsque Lequeu, le maître d'école, poussa la porte.
– Bonsoir, la compagnie!
Il resta debout et muet devant le poêle, à se chauffer les reins, pendant que le jeune Victor, derrière les joueurs, s'absorbait dans la vue de leur jeu.
– A propos, reprit Macqueron, en profitant d'une minute où Lengaigne lui essuyait sur l'épaule les baves de son rasoir, M. Hourdequin, tout à l'heure, avant la messe, m'a encore parlé du chemin… Faudrait se décider pourtant.
Il s'agissait du fameux chemin direct de Rognes à Châteaudun, qui devait raccourcir la distance d'environ deux lieues, car les voitures étaient forcées de passer par Cloyes. Naturellement, la ferme avait grand intérêt à cette voie nouvelle, et le maire, pour entraîner le conseil municipal, comptait beaucoup sur son adjoint, intéressé lui aussi à une prompte solution. Il était, en effet, question de relier le chemin à la route du bas, ce qui faciliterait aux voitures l'accès de l'église, où l'on ne grimpait que par des sentiers de chèvre. Or, le tracé projeté suivait simplement la ruelle étranglée entre les deux cabarets, l'élargissait en ménageant la pente; et les terrains de l'épicier, dès lors en bordure, ayant un accès facile, allaient décupler de valeur.
– Oui, continua-t-il, il paraît que le gouvernement, pour nous aider, attend que nous votions quelque chose… N'est-ce pas, tu en es?
Lengaigne, qui était conseiller municipal, mais qui n'avait pas même un bout de jardin derrière sa maison, répondit:
– Moi, je m'en fous! Qu'est-ce que ça me fiche, ton chemin?
Et, en s'attaquant à l'autre joue, dont il grattait le cuir comme avec une râpe, il tomba sur la ferme. Ah! ces bourgeois d'aujourd'hui, c'était pis encore que les seigneurs d'autrefois: oui, ils avaient tout gardé, dans le partage, et ils ne faisaient des lois que pour eux, ils ne vivaient que de la misère du pauvre monde! Les autres l'écoutaient, gênés et heureux au fond de ce qu'il osait dire, la haine séculaire, indomptable, du paysan contre les possesseurs du sol.
– Ça va bien qu'on est entre soi, murmura Macqueron, en lançant un regard inquiet vers le maître d'école. Moi, je suis pour le gouvernement… Ainsi, notre député, M. de Chédeville, qui est, dit-on, l'ami de l'empereur…
Du coup, Lengaigne agita furieusement son rasoir.
– Encore un joli bougre, celui-là!.. Est-ce qu'un richard comme lui, qui possède plus de cinq cents hectares du côté d'Orgères, ne devrait pas vous en faire cadeau, de votre chemin, au lieu de vouloir tirer des sous à la commune?.. Salle rosse!
Mais l'épicier, terrifié cette fois, protesta.
– Non, non, il est bien honnête et pas fier… Sans lui, tu n'aurais pas eu ton bureau de tabac. Qu'est-ce que tu dirais, s'il te le reprenait?
Brusquement calmé, Lengaigne se remit à lui gratter le menton. Il était allé trop loin, il enrageait: sa femme avait raison de dire que ses idées lui joueraient un vilain tour. Et l'on entendit alors une querelle qui éclatait entre Bécu et Jésus-Christ. Le premier avait l'ivresse mauvaise, batailleuse, tandis que l'autre, au contraire, de terrible chenapan qu'il était à jeun, s'attendrissait davantage à chaque verre de vin, devenait d'une douceur et d'une bonhomie d'apôtre soûlard. A cela, il fallait ajouter leur différence radicale d'opinions: le braconnier, républicain, un rouge comme on disait, qui se vantait d'avoir, à Cloyes, en 48, fait danser le rigodon aux bourgeoises; le garde champêtre, d'un bonapartisme farouche, adorant l'empereur, qu'il prétendait connaître.
– Je te jure que si! Nous avions mangé ensemble une salade de harengs salés. Et alors il m'a dit: Pas un mot, je suis l'empereur… Je l'ai bien reconnu, à cause de son portrait sur les pièces de cent sous.
– Possible! Une canaille tout de même, qui bat sa femme et qui n'a jamais aimé sa mère!
– Tais-toi, nom de Dieu! ou je te casse la gueule!
Il fallut enlever des mains de Bécu le litre qu'il brandissait, tandis que Jésus-Christ, les yeux mouillés, attendait le coup, dans une résignation souriante. Et ils se