Paris. Emile Zola

Paris - Emile Zola


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de s'évoquer et d'affoler Pierre. Il bégaya:

      – As-tu vu, mon grand frère, as-tu vu, sous la porte, cette enfant blonde, étalée sur le dos, le ventre ouvert, avec son joli sourire étonné?

      A son tour, Guillaume frémissait. Et, d'une voix basse et pénible:

      – Oui, oui, je l'ai vue. Ah! le pauvre petit être! Ah! les atroces nécessités, les atroces erreurs de la justice!

      Alors, dans l'horrible frisson de ce qui passait, dans son horreur de la violence, Pierre succomba, laissa tomber sa face parmi la couverture, au bord du lit. Et il sanglota éperdument, une crise soudaine, débordante de larmes, le jetait là, anéanti, d'une faiblesse d'enfant. C'était, en lui, comme une débâcle de tout ce qu'il souffrait depuis le matin, la douleur immense de l'injustice, de la souffrance universelle, qui crevait dans ce flot de pleurs que rien ne semblait plus devoir arrêter. Et, bouleversé de même, Guillaume, qui avait posé la main sur la tête de son petit frère, pour le calmer, du geste dont il caressait autrefois ses cheveux d'enfant, se taisait, ne trouvant pas de consolation, acceptant l'éruption du volcan toujours possible, le cataclysme qui peut toujours précipiter l'évolution lente, dans la nature. Mais quel sort, pour les misérables créatures, pour les existences que les laves emportent par milliards! Et ses yeux se mirent aussi à ruisseler, au milieu du grand silence.

      – Pierre, finit-il par dire doucement, je veux que tu dînes… Va, va dîner. Cache la lumière de la lampe, laisse-moi seul, les yeux clos. Cela me fera du bien.

      Il fallut que Pierre le contentât. Mais il ne ferma pas la porte de la salle à manger; et, défaillant de besoin, sans même s'en être aperçu, il mangea debout, l'oreille aux aguets, écoutant si son frère ne se plaignait pas, ne l'appelait pas. Le silence semblait encore avoir grandi, la petite maison s'anéantissait dans la mélancolique douceur du passé.

      Vers huit heures et demie, lorsque Sophie revint de sa commission à Montmartre, Guillaume l'entendit, malgré son pas discret. Il s'agita, voulut savoir. Et ce fut Pierre qui accourut le renseigner.

      – Ne t'inquiète pas. Sophie a été reçue par une vieille dame, qui, après avoir lu ta lettre, lui a dit simplement que c'était bien. Elle ne lui a pas même posé une question, l'air tranquille, sans curiosité aucune.

      Guillaume, sentant son frère étonné de cette belle sérénité, se contenta de dire, très calme lui aussi:

      – Oh! il suffit que Mère-Grand soit prévenue. Elle sait bien que, si je ne rentre pas, c'est que je ne puis pas.

      Mais il lui fut impossible de s'assoupir. La lumière de la lampe avait beau être cachée, il rouvrait les yeux, regardait autour de lui, semblait écouter au delà des murs, vers Paris. Il fallut que le prêtre fît venir la servante, puis l'interrogeât, pour savoir si, en se rendant à Montmartre, elle n'avait rien remarqué d'extraordinaire. Elle parut surprise, elle n'avait rien remarqué. D'ailleurs, le fiacre avait suivi les boulevards extérieurs, presque déserts. Un petit brouillard s'était remis à tomber, et les rues se noyaient sous une humidité glaciale.

      A neuf heures, Pierre comprit que son frère ne dormirait pas, s'il le laissait ainsi sans nouvelles. Dans la fièvre commençante, le blessé s'angoissait, envahi par le besoin qui le hantait de savoir si Salvat était arrêté et s'il avait parlé. Il ne l'avouait pas, il paraissait n'avoir aucune inquiétude personnelle; et c'était vrai sans doute; mais son grand secret l'étouffait, il frémissait à la pensée qu'un si haut dessein, tant de travail et tant d'espoir, fussent à la merci de cet halluciné de la misère, voulant rétablir la justice à coups de bombe. Vainement, le prêtre tâcha de lui faire entendre qu'à cette heure on ne pouvait encore rien savoir: il le vit d'une telle impatience, accrue de minute en minute, qu'il se décida à tenter au moins un effort, pour le satisfaire.

      Mais où aller, où frapper? Dans la conversation, Guillaume, cherchant à qui Salvat avait pu demander asile, nomma Janzen, et il eut un instant l'idée d'envoyer aux renseignements chez celui-ci. Puis, il réfléchit que Janzen, s'il avait appris l'attentat, n'était pas homme à attendre chez lui la police.

      – J'irais bien t'acheter les journaux du soir, répétait Pierre. Mais il n'y a rien dedans, à coup sûr… Dans Neuilly, je connais presque tout le monde. Seulement, je ne vois personne, à moins, pourtant, que Bache…

      Guillaume l'interrompit.

      – Tu connais Bache, le conseiller municipal?

      – Oui, nous nous sommes occupés ensemble de bonnes œuvres, dans le quartier.

      – Oh! Bache est un de mes vieux amis, et je ne sais pas d'homme plus sûr. Va chez lui, ramène-le-moi, je t'en prie.

      Un quart d'heure plus tard, Pierre ramenait Bache, qui habitait une rue voisine. Et il ne le ramenait pas seul, ayant eu la surprise de trouver chez lui Janzen. Comme Guillaume s'en était douté, celui-ci, dînant chez la princesse de Harth et apprenant l'attentat, s'était bien gardé de rentrer coucher dans son petit logement de la rue des Martyrs, où la police pouvait avoir l'idée d'établir une souricière. On connaissait ses attaches, il se savait guetté, toujours sous le coup, comme étranger anarchiste, d'une arrestation ou d'une expulsion. Aussi avait-il cru prudent d'aller, pour quelques jours, demander l'hospitalité à Bache, homme très droit, très serviable, aux mains duquel il se confiait sans crainte. Jamais il ne serait resté chez Rosemonde, cette détraquée adorable qui, depuis un mois, l'affichait par un besoin éperdu de sensations nouvelles, et dont il avait senti toute l'inutile et dangereuse extravagance.

      Guillaume, ravi de voir entrer Bache et Janzen, voulut se remettre sur son séant. Mais Pierre exigea qu'il demeurât tranquille, la tête sur l'oreiller, et surtout qu'il parlât le moins possible. Tandis que Janzen restait debout et silencieux, Bache prit une chaise, s'assit à côté du lit, débordant d'amicales paroles. C'était un gros homme de soixante ans, à la figure large et pleine, à la grande barbe blanche, aux longs cheveux blancs. Ses petits yeux tendres se noyaient de rêve, sa grosse bouche avait un bon sourire d'universel espoir. Son père, un saint-simonien fervent, l'avait élevé dans le culte de la croyance nouvelle. Et lui-même, plus tard, tout en gardant le respect de cette croyance, était passé aux idées de Fourier, par un besoin personnel d'ordre et de religiosité, de sorte qu'on trouvait en lui comme une succession et un raccourci des deux doctrines. Vers trente ans, il s'était aussi préoccupé du spiritisme. Riche d'une petite fortune solide, il n'avait eu d'autre aventure en sa vie que d'avoir fait partie de la Commune de 1871, sans trop savoir pourquoi ni comment. Condamné à mort par contumace, bien qu'il eût siégé parmi les modérés, il avait vécu en Belgique, jusqu'à l'amnistie. Et c'était en souvenir de ces choses que Neuilly l'avait envoyé au Conseil municipal, moins cependant pour glorifier la victime de la réaction bourgeoise, que pour récompenser le très brave homme, aimé de tout le quartier.

      Dans son besoin de nouvelles, Guillaume dut se confier aux deux visiteurs, leur dire l'histoire de la bombe, la fuite de Salvat, la façon dont il venait d'être blessé, en voulant éteindre la mèche. Et Janzen qui l'écoutait, de son air froid, avec sa maigre figure de Christ très blond, à la barbe et aux cheveux bouclés, dit enfin d'une voix douce, les mots ralentis par son pénible accent étranger:

      – Ah! c'est Salvat… Je croyais que ça pouvait être le petit Mathis… Salvat, ça m'étonne, il n'était pas décidé.

      Et, lorsque Guillaume, anxieux, lui demanda s'il pensait que Salvat parlerait, il se récria d'abord.

      – Oh! non, oh! non!

      Puis, il se reprit, avec un peu de dédain dans ses yeux clairs, chimériques et durs.

      – Pourtant, je ne sais pas… Salvat est un sentimental.

      Bache, que l'attentat bouleversait, s'agita, chercha tout de suite comment, en cas d'une dénonciation, on tirerait d'affaire Guillaume, qu'il aimait beaucoup. Et celui-ci, devant la froideur méprisante de Janzen, dut souffrir qu'on pût le croire ainsi tremblant, ravagé par l'unique désir de sauver sa peau dans l'aventure. Mais que leur dire, comment leur faire entendre le haut souci qui l'enfiévrait, sans leur confier le secret qu'il avait caché même à son frère?

      Sophie, à ce moment,


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