Rome. Emile Zola
Morano, dont le vicomte, en l'envoyant à Rome, avait cru devoir lui expliquer la situation particulière dans la maison, afin de lui éviter des fautes. Depuis trente ans, Morano était l'ami de donna Serafina. Cette liaison, autrefois coupable, car l'avocat avait femme et enfants, était devenue, après son veuvage, et surtout avec le temps, une liaison excusée, acceptée par tous, une sorte de ces vieux ménages naturels que la tolérance mondaine consacre. Tous les deux, très dévots, s'étaient certainement assuré les indulgences nécessaires. Et Morano se trouvait là, à la place qu'il occupait depuis plus d'un quart de siècle, au coin de la cheminée, bien que le feu de l'hiver n'y fût pas allumé encore. Et, lorsque donna Serafina eut rempli son devoir de maîtresse de maison, elle reprit elle-même sa place, à l'autre coin de la cheminée, en face de lui.
Alors, tandis que Pierre s'asseyait, près de don Vigilio, silencieux et discret sur une chaise, Dario continua plus haut l'histoire qu'il contait à Celia. Il était joli homme, de taille moyenne, svelte et élégant, portant toute sa barbe brune et très soignée, avec la face longue, le nez fort des Boccanera, mais les traits adoucis, comme amollis par le séculaire appauvrissement du sang.
– Oh! une beauté, répéta-t-il avec emphase, une beauté étonnante!
– Qui donc? demanda Benedetta, en les rejoignant.
Celia, qui ressemblait à la petite Vierge du primitif, accroché au-dessus de sa tête, s'était mise à rire.
– Mais, chère, une pauvre fille, une ouvrière, que Dario a vue aujourd'hui.
Et Dario dut recommencer son récit. Il passait dans une étroite rue, du côté de la place Navone, quand il avait aperçu, sur les marches d'un perron, une belle et forte fille de vingt ans, effondrée, qui pleurait à gros sanglots. Touché surtout de sa beauté, il s'était approché d'elle, avait fini par comprendre qu'elle travaillait dans la maison, une fabrique de perles de cire, mais que le chômage était venu, que l'atelier venait de fermer, et qu'elle n'osait rentrer chez ses parents, tellement la misère y était grande. Sous le déluge de ses larmes, elle levait sur lui des yeux si beaux, qu'il avait fini par tirer de sa poche quelque argent. Et elle s'était levée d'un bond, toute rouge et confuse, se cachant les mains dans sa jupe, ne voulant rien prendre, disant qu'il pouvait la suivre, s'il voulait, et qu'il donnerait ça à sa mère. Puis, elle avait filé vivement, vers le pont Saint-Ange.
– Oh! une beauté, répéta-t-il d'un air d'extase, une beauté magnifique!.. Plus grande que moi, mince encore dans sa force, avec une gorge de déesse! Un vrai antique, une Vénus à vingt ans, le menton un peu fort, la bouche et le nez d'une correction de dessin parfaite, les yeux, ah! les yeux si purs, si larges!.. Et nu-tête, coiffée d'un casque de lourds cheveux noirs, la face éclatante, comme dorée d'un coup de soleil!
Tous s'étaient mis à écouter, ravis, dans cette passion de la beauté que, malgré tout, Rome garde au cœur.
– Elles deviennent bien rares, ces belles filles du peuple, dit Morano. On pourrait battre le Transtévère, sans en rencontrer. Voici qui prouve pourtant qu'il en existe encore, au moins une.
– Et comment l'appelles-tu, ta déesse? demanda Benedetta souriante, amusée et extasiée ainsi que les autres.
– Pierina, répondit Dario, riant lui aussi.
– Et qu'en as-tu fait?
Mais le visage excité du jeune homme prit une expression de malaise et de peur, comme celui d'un enfant, qui, dans ses jeux, tombe sur une laide bête.
– Ah! ne m'en parle pas, j'ai eu bien du regret… Une misère, une misère à vous rendre malade!
Il l'avait suivie par curiosité, il était arrivé, derrière elle, de l'autre côté du pont Saint-Ange, dans le quartier neuf en construction, bâti sur les anciens Prés du Château; et là, au premier étage d'une des maisons abandonnées, à peine sèche et déjà en ruine, il était tombé sur un spectacle affreux, dont son cœur restait soulevé: toute une famille, la mère, le père, un vieil oncle infirme, des enfants, mourant de faim, pourrissant dans l'ordure. Il choisissait les termes les plus nobles pour en parler, il écartait l'horrible vision d'un geste effrayé de la main.
– Enfin, je me suis sauvé, et je vous réponds que je n'y retournerai pas.
Il y eut un hochement de tête général, dans le silence froid et gêné qui s'était fait. Morano conclut en une phrase amère, où il accusait les spoliateurs, les hommes du Quirinal, d'être l'unique cause de toute la misère de Rome. Est-ce qu'on ne parlait pas de faire un ministre du député Sacco, cet intrigant compromis dans toutes sortes d'aventures louches? Ce serait le comble de l'impudence, la banqueroute infaillible et prochaine.
Et seule Benedetta, dont le regard s'était fixé sur Pierre, en songeant à son livre, murmura:
– Les pauvres gens! c'est bien triste, mais pourquoi donc ne pas retourner les voir?
Pierre, dépaysé et distrait d'abord, venait d'être profondément remué par le récit de Dario. Il revivait son apostolat au milieu des misères de Paris, il s'attendrissait pitoyablement, en retombant, dès son arrivée à Rome, sur des souffrances pareilles. Sans le vouloir, il haussa la voix, il dit très haut:
– Oh! madame, nous irons les voir ensemble, vous m'emmènerez. Ces questions me passionnent tant!
L'attention de tous fut ainsi ramenée sur lui. On se mit à le questionner, il les sentit inquiets de son impression première, de ce qu'il pensait de leur ville et d'eux-mêmes. Surtout on lui recommandait de ne pas juger Rome sur les apparences. Enfin, quel effet lui avait-elle produit? Comment l'avait-il vue, comment la jugeait-il? Et lui, poliment, s'excusait de ne pouvoir répondre, n'ayant rien vu, n'étant pas même sorti. Mais on ne l'en pressa que plus vivement, il eut la sensation nette d'un travail sur lui, d'un effort pour l'amener à l'admiration et à l'amour. On le conseillait, on l'adjurait de ne pas céder à des désillusions fatales, de persister, d'attendre que Rome lui révélât son âme.
– Monsieur l'abbé, combien de temps comptez-vous rester parmi nous? demanda une voix courtoise, d'un timbre doux et clair.
C'était monsignor Nani, assis dans l'ombre, qui parlait haut pour la première fois. A diverses reprises, Pierre avait cru s'apercevoir que le prélat ne le quittait pas de ses yeux bleus, très vifs, tandis qu'il semblait écouter attentivement le lent bavardage de la tante de Celia. Et, avant de répondre, il le regarda dans sa soutane lisérée de cramoisi, l'écharpe de soie violette serrée à la taille, l'air jeune encore bien qu'il eût dépassé la cinquantaine, avec ses cheveux restés blonds, son nez droit et fin, sa bouche du dessin le plus délicat et le plus ferme, aux dents admirablement blanches.
– Mais, monseigneur, une quinzaine de jours, trois semaines peut-être.
Le salon entier se récria. Comment! trois semaines? Il avait la prétention de connaître Rome en trois semaines! Il fallait six mois, un an, dix ans! L'impression première était toujours désastreuse; et, pour en revenir, cela demandait un long séjour.
– Trois semaines! répéta donna Serafina de son air de dédain. Est-ce qu'on peut s'étudier et s'aimer, en trois semaines? Ceux qui nous reviennent, ce sont ceux qui ont fini par nous connaître.
Nani, sans s'exclamer avec les autres, s'était d'abord contenté de sourire. Il avait eu un petit geste de sa main fine, qui trahissait son origine aristocratique. Et, comme Pierre, modestement, s'expliquait, disait que, venu pour faire certaines démarches, il partirait lorsque ces démarches seraient faites, le prélat conclut, en souriant toujours:
– Oh! monsieur l'abbé restera plus de trois semaines, nous aurons le bonheur, j'espère, de le posséder longtemps.
Bien que dite avec une tranquille obligeance, cette phrase troubla le jeune prêtre. Que savait-on, que voulait-on dire? Il se pencha, il demanda tout bas à don Vigilio, demeuré près de lui, muet:
– Qui est-ce, monsignor Nani?
Mais le secrétaire ne répondit pas tout de suite. Son visage fiévreux se plomba encore. Ses yeux ardents virèrent, s'assurèrent que personne ne le surveillait. Et, dans un souffle:
– L'assesseur