Romans et contes. Gautier Théophile

Romans et contes - Gautier Théophile


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le docteur avait reployé une de ses jambes sur l’autre, ce qui produisait l’effet des os en sautoir gravés sur les tombes, et se tenait le pied avec la main à la mode orientale. Ses yeux bleus se plongeaient dans les yeux d’Octave et les interrogeaient d’un regard impérieux et doux.

      «Allons, dit M. Balthazar Cherbonneau, ouvrez-vous à moi, je suis le médecin des âmes, vous êtes mon malade, et, comme le prêtre catholique à son pénitent, je vous demande une confession complète, et vous pourrez la faire sans vous mettre à genou.

      – A quoi bon? En supposant que vous ayez deviné juste, vous raconter mes douleurs ne les soulagerait pas. Je n’ai pas le chagrin bavard, – aucun pouvoir humain, même le vôtre, ne saurait me guérir.

      – Peut-être,» fit le docteur en s’établissant plus carrément dans son fauteuil, comme quelqu’un qui se dispose à écouter une confidence d’une certaine longueur.

      «Je ne veux pas, reprit Octave, que vous m’accusiez d’un entêtement puéril, et vous laisser, par mon mutisme, un moyen de vous laver les mains de mon trépas; mais, puisque vous y tenez, je vais vous raconter mon histoire; – vous en avez deviné le fond, je ne vous disputerai pas les détails. Ne vous attendez à rien de singulier ou de romanesque. C’est une aventure très-simple, très-commune, très-usée; mais, comme dit la chanson de Henri Heine, celui à qui elle arrive la trouve toujours nouvelle, et il en a le cœur brisé. En vérité, j’ai honte de dire quelque chose de si vulgaire à un homme qui a vécu dans les pays les plus fabuleux et les plus chimériques.

      – N’ayez aucune crainte; il n’y a plus que le commun qui soit extraordinaire pour moi, dit le docteur en souriant.

      – Eh bien, docteur, je me meurs d’amour.»

      II

      «Je me trouvais à Florence vers la fin de l’été, en 184… la plus belle saison pour voir Florence. J’avais du temps, de l’argent, de bonnes lettres de recommandation, et alors j’étais un jeune homme de belle humeur, ne demandant pas mieux que de s’amuser. Je m’installai sur le Long-Arno, je louai une calèche et je me laissai aller à cette douce vie florentine qui a tant de charme pour l’étranger. Le matin, j’allais visiter quelque église, quelque palais ou quelque galerie tout à mon aise, sans me presser, ne voulant pas me donner cette indigestion de chefs-d’œuvre qui, en Italie, fait venir aux touristes trop hâtifs la nausée de l’art; tantôt je regardais les portes de bronze du baptistère, tantôt le Persée de Benvenuto sous la loggia dei Lanzi, le portrait de la Fornarina aux Offices, ou bien encore la Vénus de Canova au palais Pitti, mais jamais plus d’un objet à la fois. Puis je déjeunais au café Doney, d’une tasse de café à la glace, je fumais quelques cigares, parcourais les journaux, et, la boutonnière fleurie de gré ou de force par ces jolies bouquetières coiffées de grands chapeaux de paille qui stationnent devant le café, je rentrais chez moi faire la sieste; à trois heures, la calèche venait me prendre et me transportait aux Cascines. Les Cascines sont à Florence ce que le bois de Boulogne est à Paris, avec cette différence que tout le monde s’y connaît, et que le rond-point forme un salon en plein air, où les fauteuils sont remplacés par des voitures, arrêtées et rangées en demi-cercle. Les femmes, en grande toilette, à demi couchées sur les coussins, reçoivent les visites des amants et des attentifs, des dandys et des attachés de légation, qui se tiennent debout et chapeau bas sur le marchepied. – Mais vous savez cela tout aussi bien que moi. – Là se forment les projets pour la soirée, s’assignent les rendez-vous, se donnent les réponses, s’acceptent les invitations; c’est comme une Bourse du plaisir qui se tient de trois heures à cinq heures, à l’ombre de beaux arbres, sous le ciel le plus doux du monde. Il est obligatoire, pour tout être un peu bien situé, de faire chaque jour une apparition aux Cascines. Je n’avais garde d’y manquer, et le soir, après dîner, j’allais dans quelques salons, ou à la Pergola, lorsque la cantatrice en valait la peine.

      «Je passai ainsi un des plus heureux mois de ma vie; mais ce bonheur ne devait pas durer. Une magnifique calèche fit un jour son début aux Cascines. Ce superbe produit de la carrosserie de Vienne, chef-d’œuvre de Laurenzi, miroité d’un vernis étincelant, historié d’un blason presque royal, était attelé de la plus belle paire de chevaux qui ait jamais piaffé à Hyde-Park ou à Saint-James au Drawing-Room de la reine Victoria, et mené à la Daumont de la façon la plus correcte par un tout jeune jockey en culotte de peau blanche et en casaque verte; les cuivres des harnais, les boîtes des roues, les poignées des portières brillaient comme de l’or et lançaient des éclairs au soleil; tous les regards suivaient ce splendide équipage qui, après avoir décrit sur le sable une courbe aussi régulière que si elle eût été tracée au compas, alla se ranger auprès des voitures. La calèche n’était pas vide, comme vous le pensez bien; mais dans la rapidité du mouvement on n’avait pu distinguer qu’un bout de bottine allongé sur le coussin du devant, un large pli de châle et le disque d’une ombrelle frangée de soie blanche. L’ombrelle se referma et l’on vit resplendir une femme d’une beauté incomparable. J’étais à cheval et je pus m’approcher assez pour ne perdre aucun détail de ce chef-d’œuvre humain. L’étrangère portait une robe de ce vert d’eau glacé d’argent qui fait paraître noire comme une taupe toute femme dont le teint n’est pas irréprochable, – une insolence de blonde sûre d’elle-même. – Un grand crêpe de Chine blanc, tout bossué de broderies de la même couleur, l’enveloppait de sa draperie souple et fripée à petits plis, comme une tunique de Phidias. Le visage avait pour auréole un chapeau de la plus fine paille de Florence, fleuri de myosotis et de délicates plantes aquatiques aux étroites feuilles glauques; pour tout bijou, un lézard d’or constellé de turquoises cerclait le bras qui tenait le manche d’ivoire de l’ombrelle.

      «Pardonnez, cher docteur, cette description de journal de mode à un amant pour qui ces menus souvenirs prennent une importance énorme. D’épais bandeaux blonds crespelés, dont les annelures formaient comme des vagues de lumière, descendaient en nappes opulentes des deux côtés de son front plus blanc et plus pur que la neige vierge tombée dans la nuit sur le plus haut sommet d’une Alpe; des cils longs et déliés comme ces fils d’or que les miniaturistes du moyen âge font rayonner autour des têtes de leurs anges, voilaient à demi ses prunelles d’un bleu vert pareil à ces lueurs qui traversent les glaciers par certains effets de soleil; sa bouche, divinement dessinée, présentait ces teintes pourprées qui lavent les valves des conques de Vénus, et ses joues ressemblaient à de timides roses blanches que ferait rougir l’aveu du rossignol ou le baiser du papillon; aucun pinceau humain ne saurait rendre ce teint d’une suavité, d’une fraîcheur et d’une transparence immatérielles, dont les couleurs ne paraissaient pas dues au sang grossier qui enlumine nos fibres; les premières rougeurs de l’aurore sur la cime des sierras-nevadas, le ton carné de quelques camellias blancs, à l’onglet de leurs pétales, le marbre de Paros, entrevu à travers un voile de gaze rose, peuvent seuls en donner une idée lointaine. Ce qu’on apercevait du col entre les brides du chapeau et le haut du châle étincelait d’une blancheur irisée, au bord des contours, de vagues reflets d’opale. Cette tête éclatante ne saisissait pas d’abord par le dessin, mais bien par le coloris, comme les belles productions de l’école vénitienne, quoique ses traits fussent aussi purs et aussi délicats que ceux des profils antiques découpés dans l’agate des camées.

      «Comme Roméo oublie Rosalinde à l’aspect de Juliette, à l’apparition de cette beauté suprême j’oubliai mes amours d’autrefois. Les pages de mon cœur redevinrent blanches: tout nom, tout souvenir en disparurent. Je ne comprenais pas comment j’avais pu trouver quelque attrait dans ces liaisons vulgaires que peu de jeunes gens évitent, et je me les reprochai comme de coupables infidélités. Une vie nouvelle data pour moi de cette fatale rencontre.

      «La calèche quitta les Cascines et reprit le chemin de la ville, emportant l’éblouissante vision; je mis mon cheval auprès de celui d’un jeune Russe très-aimable, grand coureur d’eaux, répandu dans tous les salons cosmopolites d’Europe, et qui connaissait à fond le personnel voyageur de la haute vie; j’amenai la conversation sur l’étrangère, et j’appris que c’était la comtesse Prascovie Labinska, une Lithuanienne de naissance illustre et de


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