Victor Hugo. Gautier Théophile
pour sourire, découvrait des dents d'une blancheur étincelante. Pour costume, une redingote noire, un pantalon gris, un petit col de chemise rabattu, la tenue la plus exacte et la plus correcte. On n'aurait vraiment pas soupçonné dans ce parfait gentleman le chef de ces bandes échevelées et barbues, terreur des bourgeois à menton glabre. Tel Victor Hugo nous apparut à cette première rencontre, et l'image est restée ineffaçable dans notre souvenir. Nous gardons précieusement ce portrait beau, jeune, souriant, qui rayonnait de génie, et répandait comme une phosphorescence de gloire.
IV
UN BUSTE DE VICTOR HUGO
De tout les portraits de Victor Hugo que l'on a faits jusqu'à présent, aucun ne reproduit les traits et la physionomie de ce Gengiskan de la pensée; on connaît la lithographie de Devéria, belle comme une œuvre, d'art et d'une grande tournure; mais je ne crois pas que le caractère de la tête soit bien saisi, surtout moralement; on dirait presque un Byron, un Shelley, ou quelque autre de l'école satanique; il y a de l'orage sur le front, de l'amertume dans ce sourcil contracté; le nez est loin d'être exact, il vise à l'aquilin; la bouche et le menton manquent un peu de ces méplats fortement accusés, de ces contours fouillés si puissamment, qu'on remarque dans Victor Hugo et qui donnent quelque chose de grand et de ferme à son profil. David, dans ses bas-reliefs pour le tombeau du général Foy, n'a guère été plus heureux; il a cru qu'il suffisait d'exagérer certains détails pour arriver au but; ce n'est plus un portrait, c'est ce qu'on appelle en argot d'atelier une charge. D'ailleurs, le haut de la figure est tellement déprimé (à l'opposé du portrait de Gœthe, où le front surplombe), qu'anatomiquement parlant, un personnage constitué ainsi ne pourrait vivre.
Voici un nouvel essai de M. Jehan Duseigneur, auteur de Roland furieux, d'un Napoléon refusé et qui, certes, valait mieux que celui de Seurre, ridiculement étayé d'un aigle, ou d'une bûche, je ne sais trop lequel; voyons s'il a mieux réussi.
Son buste est d'une belle proportion, un tiers plus grand que nature; le masque a de la bonhomie et du repos; on voit bien là l'homme qui a confiance en sa force et qui poursuit majestueusement sa haute mission, l'homme dont la devise littéraire est hierro, et qui n'en est pas moins doux à l'usage et simple dans sa vie ordinaire, comme s'il n'était pas lui. M. Duseigneur a très heureusement, selon nous, fondu le poète avec l'homme, chose que l'on néglige trop souvent dans les portraits de célébrités à qui l'on donne presque toujours un air de dithyrambe et de smorpha méditative, on ne peut plus ridicule chez nous, où le poète est citoyen, comme dit Sainte-Beuve.
Le front, un des plus beaux laboratoires à pensées qui soient au monde contemporain, est étudié avec scrupule, modelé avec finesse. Le travail est souple et moelleux; cela singe la chair autant qu'il l'est donné à l'argile; les lèvres sont d'un sentiment délicat et vrai; elles respirent bien, et, dans le globe vide de l'œil, M. Duseigneur, différent en cela des sculpteurs grecs, nous a fait deviner, avec tout l'art imaginable, cette prunelle d'aigle et ce regard large que la peinture est seule en possession de rendre. Seulement, et peut-être est-ce une observation minutieuse, les sourcils sont un peu trop saillants et coupent la ligne frontale un peu trop brusquement. Ce buste nous paraît destiné à un grand succès, surtout à l'étranger où les intelligences plus artistes sont en avant de nous dans l'admiration du plus grand poète que nous ayons. Nous ne doutons pas que tous les religieux de ce beau talent ne s'empressent d'orner leurs bibliothèques de ce portrait, dont le moulage a été confié à l'un de nos habiles, M. Lambert Misson, rue Mazarine.
V
LA PLACE ROYALE
En 1830, je demeurais avec mes parents à la place Royale, n° 8, dans l'angle de la rangée d'arcades où se trouvait la mairie. Si je note ce détail, ce n'est pas pour indiquer à l'avenir une de mes demeures. Je ne suis pas de ceux dont la postérité signalera les maisons avec un buste ou une plaque de marbre, mais cette circonstance influa beaucoup sur la direction de ma vie. Victor Hugo, quelque temps après la révolution de Juillet, était venu loger à la place Royale, au n° 6, dans la maison en retour d'équerre. On pouvait se parler d'une fenêtre à l'autre.
Le voisinage de l'illustre chef romantique rendit mes relations avec lui et avec l'école naturellement plus fréquentes. Peu à peu je négligeai la peinture et me tournai vers les idées littéraires. Hugo m'aimait assez et me laissait asseoir comme un page familier sur les marches, de son trône féodal. Ivre d'une telle faveur, je voulus la mériter, et je rimai la légende d'Albertus, que je joignis avec quelques autres pièces à mon volume sombré dans la tempête, et dont l'édition me restait presque entière; à ce volume, devenu rare, était jointe une eau-forte ultra-excentrique de Célestin Nanteuil. Ceci se passait vers 1833. Le surnom d'Albertus me resta, et l'on ne m'appelait guère autrement dans ce qu'Alfred de Musset appelait: «la grande boutique romantique».
VI
LA PREMIÈRE D'HERNANI
25 février 1830! Cette date reste écrite dans le fond de notre passé en caractères flamboyants: la date de la première représentation d'Hernani! Cette soirée décida de notre vie! Là nous reçûmes l'impulsion qui nous pousse encore après tant d'années et qui nous fera marcher jusqu'au bout de la carrière. Bien du temps s'est écoulé depuis, et notre éblouissement est toujours le même. Nous ne rabattons rien de l'enthousiasme de notre jeunesse, et toutes les fois que retentit le son magique du cor, nous dressons l'oreille comme un vieux cheval de bataille prêt à recommencer les anciens combats.
Le jeune poète, avec sa fière audace et sa grandesse de génie, aimant mieux d'ailleurs la gloire que le succès, avait opiniâtrement refusé l'aide de ces cohortes stipendiées qui accompagnent les triomphes et soutiennent les déroutes. Les claqueurs ont leur goût comme les académiciens. Ils sont en général classiques. C'est à contre-cœur qu'ils eussent applaudi Victor Hugo: leurs hommes étaient alors Casimir Delavigne et Scribe, et l'auteur courait risque, si l'affaire tournait mal, d'être abandonné au plus fort de la bataille. On parlait de cabales, d'intrigues ténébreusement ourdies, de guet-apens presque, pour assassiner la pièce et en finir d'un seul coup avec la nouvelle École. Les haines littéraires sont encore plus féroces que les haines politiques, car elles font vibrer les fibres les plus chatouilleuses de l'amour-propre, et le triomphe de l'adversaire vous proclame imbécile. Aussi n'est-il pas de petites infamies et même de grandes que ne se permettent, en pareil cas, sans le moindre scrupule de conscience, les plus honnêtes gens du monde.
On ne pouvait cependant pas, quelque brave qu'il fût, laisser Hernani se débattre tout seul contre un parterre mal disposé et tumultueux, contre des loges plus calmes en apparence mais non moins dangereuses dans leur hostilité polie, et dont le ricanement bourdonne si importun au-dessous du sifflet plus franc, du moins, dans son attaque. La jeunesse romantique pleine d'ardeur et fanatisée par la préface de Cromwell, résolue à soutenir «l'épervier de la montagne», comme dit Alarcón du Tisserand de Ségovie, s'offrit au maître qui l'accepta. Sans doute tant de fougue et de passion était à craindre, mais la timidité n'était pas le défaut de l'époque. On s'enrégimenta par petites escouades dont chaque homme avait pour passe le carré de papier rouge timbré de la griffe Hierro. Tous ces détails sont connus, et il n'est pas besoin d'y insister.
On s'est plu à représenter dans les petits journaux et les polémiques du temps ces jeunes hommes, tous de bonne famille, instruits, bien élevés, fous d'art et de poésie, ceux-ci écrivains, ceux-là peintres, les uns musiciens, les autres sculpteurs ou architectes, quelques-uns critiques et occupés à un titre quelconque de choses littéraires, comme un ramassis de truands sordides. Ce n'étaient pas les Huns d'Attila qui campaient devant le Théâtre-Français, malpropres, farouches, hérissés, stupides; mais bien les chevaliers de l'avenir, les champions de l'idée, les défenseurs de l'art libre; et ils étaient beaux, libres et jeunes. Oui, ils avaient des cheveux – on ne peut naître avec des perruques – et ils en avaient beaucoup qui retombaient en boucles souples et brillantes, car ils étaient bien peignés. Quelques-uns portaient de fines moustaches, et quelques autres des barbes entières. Cela est vrai, mais cela seyait fort bien à leurs tètes spirituelles, hardies et fières, que les maîtres de la Renaissance eussent aimé à