La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03. Honore de Balzac
mademoiselle Cormon tout aussi difficile à conclure que par le passé. Si, d'une part, Rose-Marie-Victoire se refusait à épouser un vieillard; de l'autre, la crainte du ridicule et les circonstances lui interdisaient d'épouser un très-jeune homme: or, les familles mariaient de fort bonne heure leurs enfants afin de les soustraire aux envahissements de la conscription. Enfin, par entêtement de propriétaire, elle n'aurait pas non plus épousé un soldat; car elle ne prenait pas un homme pour le rendre à l'Empereur, elle voulait le garder pour elle seule. De 1804 à 1815, il lui fut donc impossible de lutter avec les jeunes filles qui se disputaient les partis convenables, raréfiés par le canon. Outre sa prédilection pour la noblesse, mademoiselle Cormon eut la manie très-excusable de vouloir être aimée pour elle. Vous ne sauriez croire jusqu'où l'avait menée ce désir. Elle avait employé son esprit à tendre mille piéges à ses adorateurs afin d'éprouver leurs sentiments. Ses chausses-trappes furent si bien tendues que les infortunés s'y prirent tous, et succombèrent dans les épreuves baroques qu'elle leur imposait à leur insu. Mademoiselle Cormon ne les étudiait pas, elle les espionnait. Un mot dit à la légère, une plaisanterie que souvent elle comprenait mal, suffisait pour lui faire rejeter ces postulants comme indignes: celui-ci n'avait ni cœur ni délicatesse, celui-là mentait et n'était pas chrétien; l'un voulait raser ses futaies et battre monnaie sous le poêle du mariage, l'autre n'était pas de caractère à la rendre heureuse; là, elle devinait quelque goutte héréditaire; ici, des antécédents immoraux l'effrayaient; comme l'Église, elle exigeait un beau prêtre pour ses autels; puis, elle voulait être épousée pour sa fausse laideur et ses prétendus défauts, comme les autres femmes veulent l'être pour les qualités qu'elles n'ont pas et pour d'hypothétiques beautés. L'ambition de mademoiselle Cormon prenait sa source dans les sentiments les plus délicats de la femme; elle comptait régaler son amant en lui démasquant mille vertus après le mariage, comme d'autres femmes découvrent les mille imperfections qu'elles ont soigneusement voilées; mais elle fut mal comprise: la noble fille ne rencontra que des âmes vulgaires où régnait le calcul des intérêts positifs, et qui n'entendaient rien aux beaux calculs du sentiment. Plus elle s'avança vers cette fatale époque si ingénieusement nommée la seconde jeunesse, plus sa défiance augmenta. Elle affecta de se présenter sous le jour le plus défavorable, et joua si bien son rôle, que les derniers racolés hésitèrent à lier leur sort à celui d'une personne dont le vertueux colin-maillard exigeait une étude à laquelle se livrent peu les hommes qui veulent une vertu toute faite. La crainte constante de n'être épousée que pour sa fortune la rendit inquiète, soupçonneuse outre mesure; elle courut sus aux gens riches: et les gens riches pouvaient contracter de grands mariages; elle craignait les gens pauvres auxquels elle refusait le désintéressement dont elle faisait tant de cas en une semblable affaire; en sorte que ses exclusions et les circonstances éclaircirent étrangement les hommes ainsi triés, comme pois gris sur un volet. A chaque mariage manqué, la pauvre demoiselle, amenée à mépriser les hommes, dut finir par les voir sous un faux jour. Son caractère contracta nécessairement une intime misanthropie qui jeta certaine teinte d'amertume dans sa conversation et quelque sévérité dans son regard. Son célibat détermina dans ses mœurs une rigidité croissante, car elle essayait de se perfectionner en désespoir de cause. Noble vengeance! elle tailla pour Dieu le diamant brut rejeté par l'homme. Bientôt l'opinion publique lui fut contraire, car le public accepte l'arrêt qu'une personne libre porte sur elle-même en ne se mariant pas, en manquant des partis ou les refusant. Chacun juge que ce refus est fondé sur des raisons secrètes, toujours mal interprétées. Celui-ci disait qu'elle était mal conformée; celui-là lui prêtait des défauts cachés; mais la pauvre fille était pure comme un ange, saine comme un enfant, et pleine de bonne volonté, car la nature l'avait destinée à tous les plaisirs, à tous les bonheurs, à toutes les fatigues de la maternité.
Mademoiselle Cormon ne trouvait cependant point dans sa personne l'auxiliaire obligé de ses désirs. Elle n'avait d'autre beauté que celle-ci improprement nommée la beauté du diable, et qui consiste dans une grosse fraîcheur de jeunesse que, théologalement parlant, le diable ne saurait avoir, à moins qu'il ne faille expliquer cette expression par la constante envie qu'il a de se rafraîchir. Les pieds de l'héritière étaient larges et plats. Sa jambe, qu'elle laissait souvent voir par la manière dont, sans y entendre malice, elle relevait sa robe quand il avait plu et qu'elle sortait de chez elle ou de Saint-Léonard, ne pouvait être prise pour la jambe d'une femme; c'était une jambe nerveuse, à petit mollet saillant et dru, comme celui d'un matelot. Sa bonne grosse taille, son embonpoint de nourrice, ses bras forts et potelés, ses mains rouges, tout en elle s'harmoniait aux formes bombées, à la grasse blancheur des beautés normandes. Ses yeux d'une couleur indécise arrivaient à fleur de tête et donnaient à son visage, dont les contours arrondis n'avaient aucune noblesse, un air d'étonnement et de simplicité moutonnière qui seyait d'ailleurs à son état de vieille fille: si elle n'avait pas été innocente, elle eût semblé l'être. Son nez aquilin contrastait avec la petitesse de son front, car il est rare que cette forme de nez n'implique pas un beau front. Malgré de grosses lèvres rouges, l'indice d'une grande bonté, ce front annonçait trop peu d'idées pour que le cœur fût dirigé par l'intelligence: elle devait être bienfaisante sans grâce. Or, l'on reproche sévèrement à la vertu ses défauts, tandis qu'on est plein d'indulgence pour les qualités du vice. Ses cheveux châtains, d'une longueur extraordinaire, prêtaient à sa figure cette beauté qui résulte de la force et de l'abondance, les deux caractères principaux de sa personne. Au temps de ses prétentions, elle affectait de mettre sa figure de trois quarts pour montrer une très-jolie oreille qui se détachait bien au milieu du blanc azuré de son col et de ses tempes, rehaussé par son énorme chevelure. Vue ainsi, en habit de bal, elle pouvait paraître belle. Ses formes protubérantes, sa taille, sa santé vigoureuse arrachaient aux officiers de l'Empire cette exclamation: «Quel beau brin de fille!» Mais avec les années, l'embonpoint élaboré par une vie tranquille et sage, s'était insensiblement si mal réparti sur ce corps, qu'il en avait détruit les primitives proportions. En ce moment, aucun corset ne pouvait faire retrouver de hanches à la pauvre fille, qui semblait fondue d'une seule pièce. La jeune harmonie de son corsage n'existait plus, et son ampleur excessive faisait craindre qu'en se baissant elle ne fût emportée par ces masses supérieures; mais la nature l'avait douée d'un contre-poids naturel qui rendait inutile la mensongère précaution d'une tournure. Chez elle tout était bien vrai. En se triplant, son menton avait diminué la longueur du col et gêné le port de la tête. Elle n'avait pas de rides, mais des plis; et les plaisants prétendaient que, pour ne pas se couper, elle se mettait de la poudre aux articulations, ainsi qu'on en jette aux enfants. Cette grasse personne offrait à un jeune homme perdu de désirs, comme Athanase, la nature d'attraits qui devait le séduire. Les jeunes imaginations, essentiellement avides et courageuses, aiment à s'étendre sur ces belles nappes vives. C'était la perdrix dodue, alléchant le couteau du gourmet. Beaucoup d'élégants parisiens endettés se seraient très-bien résignés à faire exactement le bonheur de mademoiselle Cormon. Mais la pauvre fille avait déjà plus de quarante ans! En ce moment, après avoir pendant long-temps combattu pour mettre dans sa vie les intérêts qui font toute la femme, et néanmoins forcée d'être fille, elle se fortifiait dans sa vertu par les pratiques religieuses les plus sévères. Elle avait eu recours à la religion, cette grande consolatrice des virginités; son confesseur la dirigeait assez niaisement depuis trois ans dans la voie des macérations; il lui recommandait l'usage de la discipline, qui, s'il faut en croire la médecine moderne, produit un effet contraire à celui qu'en attendait ce pauvre prêtre de qui les connaissances hygiéniques n'étaient pas très-étendues. Ces pratiques absurdes commençaient à répandre une teinte monastique sur le visage de mademoiselle Cormon, assez souvent au désespoir en voyant son teint blanc contracter des tons jaunes qui annonçaient la maturité. Le léger duvet dont sa lèvre supérieure était ornée vers les coins s'avisait de grandir et dessinait comme une fumée. Les tempes se miroitaient! Enfin, la décroissance commençait. Il était authentique dans Alençon que le sang tourmentait mademoiselle Cormon; elle faisait subir ses confidences au chevalier de Valois, à qui elle nombrait ses bains de pieds, avec lequel elle combinait des réfrigérants. Le fin compère tirait alors sa tabatière, et, par forme de conclusion, contemplait la princesse Goritza.
— Le vrai calmant, disait-il, ma chère demoiselle, serait un bel et bon mari.