La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03. Honore de Balzac

La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03 - Honore de Balzac


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unissait deux siècles l'un à l'autre, le chevalier le portait avec cette grâce de marquis dont le secret s'est perdu sur la scène française le jour où disparut Fleury, le dernier élève de Molé. Sa vie privée était en apparence ouverte à tous les regards, mais en réalité mystérieuse. Il occupait un logement modeste, pour ne pas dire plus, situé rue du Cours, au deuxième étage d'une maison appartenant à madame Lardot, la blanchisseuse de fin la plus occupée de la ville. Cette circonstance expliquait la recherche excessive de son linge. Le malheur voulut qu'un jour Alençon pût croire que le chevalier ne se fût pas toujours comporté en gentilhomme, et qu'il eût secrètement épousé dans ses vieux jours une certaine Césarine, mère d'un enfant qui avait eu l'impertinence de venir sans être appelé.

      — Il avait, dit alors un certain monsieur du Bousquier, donné sa main à celle qui lui avait pendant si long-temps prêté son fer.

      Cette horrible calomnie chagrina d'autant plus les vieux jours du délicat gentilhomme, que la scène actuelle le montrera perdant une espérance longtemps caressée, et à laquelle il avait fait bien des sacrifices. Madame Lardot louait à monsieur le chevalier de Valois deux chambres au second étage de sa maison pour la modique somme de cent francs par an. Le digne gentilhomme, qui dînait en ville tous les jours, ne rentrait jamais que pour se coucher. Sa seule dépense était donc son déjeuner, invariablement composé d'une tasse de chocolat, accompagnée de beurre et de fruits selon la saison. Il ne faisait de feu que par les hivers les plus rudes, et seulement pendant le temps de son lever. Entre onze heures et quatre heures, il se promenait, allait lire les journaux et faisait des visites. Dès son établissement à Alençon, il avait noblement avoué sa misère, en disant que sa fortune consistait en six cents livres de rente viagère, seul débris qui lui restât de son ancienne opulence et que lui faisait passer par quartier son ancien homme d'affaires, chez lequel était le titre de constitution. En effet, un banquier de la ville lui comptait, tous les trois mois, cent cinquante livres envoyées par un monsieur Bordin de Paris. Chacun sut ces détails à cause du profond secret que demanda le chevalier à la première personne qui reçut sa confidence. Monsieur de Valois récolta les fruits de son infortune: il eut son couvert mis dans les maisons les plus distinguées d'Alençon et fut invité à toutes les soirées. Ses talents de joueur, de conteur, d'homme aimable et de bonne compagnie furent si bien appréciés qu'il semblait que tout fût manqué si le connaisseur de la ville faisait défaut. Les maîtres de maison, les dames avaient besoin de sa petite grimace approbative. Quand une jeune femme s'entendait dire à un bal par le vieux chevalier: «Vous êtes adorablement bien mise!» elle était plus heureuse de cet éloge que du désespoir de sa rivale. Monsieur de Valois était le seul qui pût bien prononcer certaines phrases de l'ancien temps. Les mots mon cœur, mon bijou, mon petit chou, ma reine, tous les diminutifs amoureux de l'an 1770 prenaient une grâce irrésistible dans sa bouche; enfin, il avait le privilége des superlatifs. Ses compliments, dont il était d'ailleurs avare, lui acquéraient les bonnes grâces des vieilles femmes; ils flattaient tout le monde, même les hommes administratifs, dont il n'avait pas besoin. Sa conduite au jeu était d'une distinction qui l'eût fait remarquer partout: il ne se plaignait jamais, il louait ses adversaires quand ils perdaient; il n'entreprenait point l'éducation de ses partners, en démontrant la manière de mieux jouer les coups. Lorsque, pendant la donne, il s'établissait de ces nauséabondes dissertations, le chevalier tirait sa tabatière par un geste digne de Molé, regardait la princesse Goritza, levait dignement le couvercle, massait sa prise, la vannait, la lévigeait, la façonnait en talus; puis, quand les cartes étaient données, il avait garni les antres de son nez et replacé la princesse dans son gilet, toujours à gauche! Un gentilhomme du bon siècle (par opposition au grand siècle) pouvait seul avoir inventé cette transaction entre un silence méprisant et l'épigramme qui n'eût pas été comprise. Il acceptait les mazettes et savait en tirer parti. Sa ravissante égalité d'humeur faisait dire de lui par beaucoup de personnes: —J'admire le chevalier de Valois! Sa conversation, ses manières, tout en lui semblait être blond comme sa personne. Il s'étudiait à ne choquer ni homme ni femme. Indulgent pour les vices de conformation comme pour les défauts d'esprit, il écoutait patiemment, à l'aide de la princesse Goritza, les gens qui lui racontaient les petites misères de la vie de province: l'œuf mal cuit du déjeuner, le café dont la crème avait tourné, les détails burlesques sur la santé, les réveils en sursaut, les rêves, les visites. Le chevalier possédait un regard langoureux, une attitude classique pour feindre la compassion, qui le rendaient un délicieux auditeur; il plaçait un ah! un bah! un Comment avez-vous fait? avec un à-propos charmant. Il mourut sans que personne l'eût jamais soupçonné de se remémorer les chapitres les plus chauds de son roman avec la princesse Goritza, tant que duraient ces avalanches de niaiseries. A-t-on jamais songé aux services qu'un sentiment éteint peut rendre à la société, combien l'amour est sociable et utile? Ceci peut expliquer pourquoi, malgré ses gains constants, le chevalier restait l'enfant gâté de la ville, car il ne quittait jamais un salon sans emporter environ six livres de gain. Ses pertes, que d'ailleurs il faisait sonner haut, étaient fort rares. Tous ceux qui l'ont connu avouent qu'ils n'ont jamais rencontré nulle part, même dans le Musée égyptien de Turin, une si gentille momie. En aucun pays du monde le parasitisme ne revêtit de si gracieuses formes. Jamais l'égoïsme le plus concentré ne se montra ni plus officieux ni moins offensant que chez ce gentilhomme, il valait une amitié dévouée. Si quelqu'un venait prier monsieur de Valois de lui rendre un petit service qui l'eût dérangé, ce quelqu'un ne s'en allait pas de chez le bon chevalier sans être épris de lui, sans être surtout convaincu qu'il ne pouvait rien à l'affaire ou qu'il la gâterait en s'en mêlant.

      Pour expliquer la problématique existence du chevalier, l'historien à qui la Vérité, cette cruelle débauchée, met le poing sur la gorge, doit dire que dernièrement, après les tristes glorieuses journées de juillet, Alençon a su que la somme gagnée au jeu par monsieur de Valois allait par trimestre à cent cinquante écus environ, et que le spirituel chevalier avait eu le courage de s'envoyer à lui-même sa rente viagère, pour ne pas paraître sans ressources dans un pays où l'on aime le positif. Beaucoup de ses amis (il était mort, notez ce point!) ont contesté mordicus cette circonstance, l'ont traitée de fable en tenant le chevalier de Valois pour un respectable et digne gentilhomme que les libéraux calomniaient. Heureusement pour les fins joueurs, il se rencontre dans la galerie des gens qui les soutiennent. Honteux d'avoir à justifier un tort, ces admirateurs le nient intrépidement; ne les taxez pas d'entêtement, ces hommes ont le sentiment de leur dignité: les gouvernements leur donnent l'exemple de cette vertu qui consiste à enterrer nuitamment ses morts sans chanter le Te Deum de ses défaites. Si le chevalier s'est permis ce trait de finesse, qui d'ailleurs lui aurait valu l'estime du chevalier de Grammont, un sourire du baron de Fœneste, une poignée de main du marquis de Moncade, en était-il moins le convive aimable, l'homme spirituel, le joueur inaltérable, le ravissant conteur qui faisait les délices d'Alençon? En quoi d'ailleurs cette action, qui rentre dans les lois du libre arbitre, est-elle contraire aux mœurs élégantes d'un gentilhomme? Lorsque tant de gens sont obligés de servir des rentes viagères à autrui, quoi de plus naturel que d'en faire une, volontairement, à son meilleur ami? Mais Laïus est mort... Au bout d'une quinzaine d'années de ce train de vie, le chevalier avait amassé dix mille et quelques cents francs. A la rentrée des Bourbons, un de ses vieux amis, monsieur le marquis de Pombreton, ancien lieutenant dans les mousquetaires noirs, lui avait, disait-il, rendu douze cents pistoles qu'il lui avait prêtées pour émigrer. Cet événement fit sensation, il fut opposé plus tard aux plaisanteries inventées par le Constitutionnel sur la manière de payer ses dettes employée par quelques émigrés. Quand quelqu'un parlait de ce noble trait du marquis de Pombreton devant le chevalier, ce pauvre homme rougissait jusqu'à droite. Chacun se réjouit alors pour monsieur de Valois, qui allait consultant les gens d'argent sur la manière dont il devait employer ce débris de fortune. Se confiant aux destinées de la Restauration, il plaça son argent sur le Grand-Livre au moment où les rentes valaient 56 francs 25 centimes. Messieurs de Lenoncourt et de Navarreins, desquels il était connu, dit-il, lui firent obtenir une pension de cent écus sur la cassette du Roi, et lui envoyèrent la croix de Saint-Louis. Jamais on ne sut par quels moyens le vieux chevalier obtint ces deux consécrations solennelles de son titre et de sa qualité; mais il est certain


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