Contes à Ninon. Emile Zola
as bien tardé, dit-elle. Mon coeur te savait dans la forêt. J'ai monté sur un rayon de lune et je t'ai cherché trois jours, trois heures, trois minutes.
Simplice se taisait, retenant son souffle. Elle le fit asseoir au bord de la fontaine; elle le caressait du regard; et lui, il la contemplait longuement.
– Ne me reconnais-tu pas? reprit-elle. Je t'ai vu souvent en rêve. J'allais à toi, tu me prenais la main, puis nous marchions, muets et frémissants. Ne m'as-tu pas vu? ne te rappelles-tu pas tes rêves?
Et comme il ouvrait enfin la bouche:
– Ne dis rien, reprit-elle encore. Je suis Fleur-des-eaux, et tu es le bien-aimé. Nous allons mourir.
Les grands arbres se penchaient pour mieux voir le jeune couple. Ils tressaillaient de douleur, ils se disaient de taillis en taillis que leur âme allait prendre son vol.
Toutes les voix firent silence. Le brin d'herbe et le chêne se sentaient pris d'une immense pitié. Il n'y avait plus dans les feuillages un seul cri de colère, Simplice, le bien-aimé de Fleur-des-eaux, était le fils de la vieille forêt.
Elle avait appuyé la tête à son épaule. Se penchant au-dessus du ruisseau, tous deux se souriaient. Parfois, levant le front, ils suivaient du regard la poussière d'or qui tremblait dans les derniers rayons du soleil. Ils s'enlaçaient lentement, lentement. Ils attendaient la première étoile pour se confondre et s'envoler à jamais.
Aucune parole ne troublait leur extase. Leurs âmes, qui montaient à leurs lèvres, s'échangeaient dans leurs haleines.
Le jour pâlissait, les lèvres des deux amants se rapprochaient de plus en plus. Une angoisse terrible tenait la forêt immobile et muette. De grands rochers d'où jaillissait la source jetaient de larges ombres sur le couple, qui rayonnait dans la nuit naissante.
Et l'étoile parut, et les lèvres s'unirent dans le suprême baiser, et les chênes eurent un long sanglot. Les lèvres s'unirent, les âmes s'envolèrent.
Un homme d'esprit s'égara dans la forêt. Il était en compagnie d'un homme savant.
L'homme d'esprit faisait de profondes remarques sur l'humidité malsaine des bois, et parlait des beaux champs de luzerne qu'on obtiendrait en coupant tous ces grands vilains arbres.
L'homme savant rêvait de se faire un nom dans les sciences en découvrant quelque plante encore inconnue. Il furetait dans tous les coins, et découvrait des orties et du chiendent.
Arrivés au bord de la source, ils trouvèrent le cadavre de Simplice. Le prince souriait dans le sommeil de la mort. Ses pieds s'abandonnaient au flot, sa tête reposait sur le gazon de la rive. Il pressait sur ses lèvres, à jamais fermées, une petite fleur blanche et rose, d'une exquise délicatesse et d'un parfum pénétrant.
– Le pauvre fou! dit l'homme d'esprit, il aura voulu cueillir un bouquet, et se sera noyé.
L'homme savant se souciait peu du cadavre. Il s'était emparé de la fleur, et sous prétexte de l'étudier. il en déchirait la corolle. Puis, lorsqu'il l'eut mise en pièces:
– Précieuse trouvaille! s'écria-t-il. Je veux, en souvenir de ce niais, nommer cette fleur Anthapheleia limnaia.
Ah! Ninette, Ninette, mon idéale Fleur-des-eaux, le barbare la nommait Anthapheleia limnaia!
LE CARNET DE DANSE
Te souviens-tu, Ninon, de notre longue course dans les bois? L'automne semait déjà les arbres de feuilles d'un jaune pourpre que doraient encore les rayons du soleil couchant. L'herbe était plus claire sous nos pas qu'aux premiers jours de mai, et les mousses roussies donnaient à peine asile à quelques rares insectes. Perdus dans la forêt pleine de bruits mélancoliques, nous pensions entendre les plaintes sourdes de la femme qui croit voir à son front la première ride. Les feuillages, que ne pouvait tromper cette pâle et douce soirée, sentaient venir l'hiver dans la brise plus fraîche, et se laissaient tristement bercer, pleurant leur verdure rougie.
Longtemps nous errâmes dans les faillis, peu soucieux de la direction des sentiers, mais choisissant les plus ombreux et les plus discrets. Nos francs éclats de rire effrayaient les grives et les merles qui sifflaient dans les haies; et parfois, nous entendions glisser bruyamment sous les ronces un lézard vert troublé dans son extase par le bruit de nos pas. Notre course était sans but; nous avions vu, après une journée de nuages, le ciel sourire vers le soir; nous étions lestement sortis pour profiter de ce rayon de soleil. Nous allions ainsi, soulevant sous nos pieds un odeur de sauge et de thym, tantôt nous poursuivant, tantôt marchant lentement, les mains enlacées. Puis je cueillais pour toi les dernières fleurs, ou je cherchais à atteindre les baies rouges des aubépines que tu désirais comme un enfant. Et toi, Ninon, pendant ce temps, couronnée de fleurs, tu courais à la source voisine, sous prétexte de boire, mais plutôt pour admirer ta coiffure, ô coquette et paresseuse fille!
Il se mêla soudain aux murmures vagues de la forêt de lointains éclats de rire; un fifre et un tambourin se firent entendre, et la brise nous apporta des bruits affaiblis de danse. Nous nous étions arrêtés, l'oreille tendue, tout disposés à voir dans cette musique le bal mystérieux des sylphes. Nous nous glissâmes d'arbre en arbre, dirigés par le son des instruments; puis, lorsque nous eûmes écarté avec précaution les branches du dernier massif, voici le spectacle qui s'offrit à nos yeux.
Au centre d'une clairière, sur une bande de gazon entourée de genévriers et de pistachiers sauvages, allaient et venaient en cadence une dizaine de paysans et de paysannes. Les femmes nu-tête, la gorge cachée sous un fichu, sautaient franchement, en laissant échapper ces éclats de rire que nous avions entendus; les hommes, pour danser plus à l'aise, avaient jeté leurs vêtements parmi leurs outils de travail qui brillaient dans l'herbe.
Ces braves gens faisaient peu de cas de la mesure. Adossé contre un chêne, un homme, sec et anguleux, jouait du fifre, en frappant de la main gauche sur un tambourin au son grêle, selon la mode de Provence. Il semblait suivre avec amour la mesure pressée et criarde. Parfois son regard s'égarait sur les danseurs; il haussait alors les épaules de pitié. Musicien juré de quelque gros village, il avait été arrêté comme il passait par là, et ne pouvait voir sans colère ces habitants de l'intérieur des campagnes violer ainsi les lois de la belle danse. Blessé durant le quadrille par les sauts, par les trépignements des paysans, il rougit d'indignation, lorsque, l'air achevé, ils continuèrent leurs enjambées, cinq grandes minutes, sans paraître se douter seulement de l'absence du fifre et du tambourin.
Il eût été charmant sans doute de surprendre les lutins de la forêt dans leurs ébats mystérieux. Mais, au moindre souffle, ils se fussent évanouis; et courant à la salle de bal, à peine eussions-nous trouvé, pour trace de leur passage, quelques brins d'herbe légèrement courbés. C'eût été moquerie: nous faire entendre leurs rires, nous inviter à partager leur joie, puis s'enfuir à noire approche, sans nous permettre le moindre quadrille.
On ne pouvait danser avec des sylphes, Ninette; avec des paysans, rien n'était d'une réalité plus engageante.
Nous sortîmes brusquement du massif. Nos bruyants danseurs n'eurent garde de s'envoler. Ils ne s'aperçurent même que longtemps après de notre présence. Ils s'étaient remis à gambader. Le joueur de fifre, qui avait fait mine de s'éloigner, ayant vu briller quelques pièces de monnaie, venait de reprendre ses instruments, battant et soufflant de nouveau, tout en soupirant de prostituer ainsi la mélodie. Je crus reconnaître la mesure lente et insaisissable d'une valse. J'enlaçais déjà ta taille, j'épiais l'instant de t'emporter dans mes bras, lorsque tu te dégageas vivement pour te mettre à rire et à sauter, tout comme une brune et hardie paysanne. L'homme au tambourin, que mes préparatifs de beau danseur consolaient, n'eut plus qu'à se voiler la face et à gémir sur la décadence de l'art.
Je ne sais pourquoi, Ninon, je me souvins hier soir de ces folies, de notre longue course, de nos danses libres et rieuses. Puis, ce vague souvenir fut suivi de cent autres vagues rêveries. Me pardonneras-tu de te les conter? Cheminant au hasard, m'arrêtant et courant sans raison, je m'inquiète peu de la foule;