Le collier des jours. Gautier Judith

Le collier des jours - Gautier Judith


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pas être découverte. Sans doute quelque aveu maladroit m'avait été arraché, pour que je fusse, ce jour-là, amenée à une réflexion aussi décisive. C'était la première fois que j'essayais de m'expliquer avec moi-même, sur cet état particulier, où il me semblait être dédoublée.

      Le souvenir de la pendule, à laquelle j'étais censée voir l'heure, est resté attaché à celui de cette grave méditation.

      Quand je revins dans le jardin, les chiffres romains étant pour moi indéchiffrables, j'annonçais une heure impossible et l'on m'accusa, pour être restée aussi longtemps, d'avoir fouillé dans le placard et chippé des confitures.

      XXII

      Grand-père était très fier de son fils, célèbre depuis longtemps déjà, et il s'efforçait de me faire partager ce juste orgueil.

      – Moi, je suis son père, toi, tu es sa fille! disait-il, il faut tâcher de lui faire honneur. Ça ne sera pas en gaminant sur les routes… Que diable! tâche d'apprendre à écrire, au moins, pour pouvoir tracer son nom.

      – Mais, où était-il, ce père?..

      «Il voyageait. Il écrivait des livres. Il avait bien le temps de s'occuper d'une schabraque comme moi!..»

      Ce fut dans une maison, où il vint pendant quelque temps dîner assez régulièrement, que je vis alors, quelquefois, mon père. Un monsieur B… dont la Tatitata était la femme, ou la parente, car elle demeurait avec lui, donnait un dîner intime, chaque mois, je crois, en l'honneur de Théophile Gautier, et l'on m'amenait de Montrouge, pour le voir et qu'il me vît.

      C'était toujours une des tantes; grand-père, qui souffrait d'un catarrhe, ne sortait pas le soir. Nous venions de bonne heure. La tante profitait de cette occasion pour faire des courses et des emplettes dans Paris et me laissait à la Tatitata, avec qui je passais la journée.

      C'était dans le quartier de l'Odéon, rue de Condé, à ce qu'il me semble, ou rue de Tournon, une vieille maison à escalier de pierre et rampe ouvragée, le tout un peu gauchi et déjeté. Au premier étage il y avait deux portes, une en face, l'autre à droite. Celle en face, presque toujours ouverte, était celle de la cuisine, l'autre celle de l'appartement.

      Tout de suite, en arrivant, je me précipitais dans la cuisine, pour prévenir la bonne et lui dire bonjour, puis je criais à la tante, restée au pied de l'escalier:

      – Je suis arrivée, tu peux t'en aller!

      Par la porte de droite, protégée par deux battants de drap vert, on entrait tout de suite dans la salle à manger, dallée de noir et de blanc. Un paravent déployé protégeait la table, à cause de la porte, qu'on ouvrait à chaque instant, sur l'escalier, pendant le service.

      Je traversais le salon, en courant, et j'allais poliment frapper à la porte de la Tatitata.

      – Ah! voilà Ouragan! disait-elle en posant sa broderie.

      Dans cette chambre, triomphait l'élégant acajou, qui contrastait avec le ton clair des boiseries grises.

      Bien vite, le chapeau retiré et les politesses faites, j'avais trouvé le damier et je le posais devant la maîtresse du logis. Alors, très gaîment, avec une patience charmante, elle s'efforçait de m'apprendre à jouer aux dames.

      Quelquefois il arrivait des visites, le plus souvent c'était Mme R… avec sa fille, Marie; elles venaient aussi pour voir mon père, qui était le parrain de Marie.

      – C'est mieux que la filleule des fées, disait Mme R… C'est la filleule du génie!

      Vers l'heure du dîner, lassée de rester sur ma chaise, à écouter les conversations, j'allais faire un tour à la cuisine. La bonne me faisait goûter les plats, et je l'aidais à finir de mettre le couvert. Bientôt, M. B… arrivait, souriant, pressé, avec ses favoris courts, son gilet bien tendu sur son ventre où la chaine d'or mettait un double feston. Il entrait un instant dans son cabinet, à gauche de la salle à manger, pour déposer son chapeau et sa canne; puis il revenait avec un bougeoir. Il s'agissait d'aller à la cave, choisir le vin; la bonne prenait un porte-bouteilles en osier et une grosse clé, et nous descendions tous les trois. Elle passait devant; ses manches blanches, son grand tablier à bavette, son large bonnet tuyauté, mettaient de la clarté dans l'escalier noir et me rassuraient un peu, car j'avais la terreur de l'obscurité et des caves; mais c'était tout de même amusant et j'aimais presque avoir peur.

      – Tu comprends, petite, disait M. B… quand on reçoit Théophile Gautier, ce n'est pas pour lui faire boire de la piquette.

      Et il choisissait, dans différents coins, des bouteilles poudreuses, dont le panier s'emplissait.

      J'étais la première à remonter, fière cependant d'avoir été si brave.

      Enfin, mon père paraissait, accueilli par un murmure de bienvenue. Il m'enlevait du sol pour m'embrasser, me considérait quelques instants, puis me reposait doucement à terre et ne s'occupait plus guère de moi.

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