OEuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 06. Guy de Maupassant

OEuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 06 - Guy de Maupassant


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      A peine la jeune fille était-elle sortie que Rivet entra. Il semblait un peu nerveux, agacé comme un homme qui n’a guère dormi, il me dit d’un ton maussade: «Si tu continues, tu sais, tu finiras par gâter l’affaire de ce cochon de Morin.»

      A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux pauvres du pays.

      Alors on voulut nous retenir à passer la journée. On organiserait même une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derrière le dos de ses parents me faisait des signes de tête: «Oui, restez donc.» J’acceptais, mais Rivet s’acharna à s’en aller.

      Je le pris à part; je le priai, je le sollicitai; je lui disais: «Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi.» Mais il semblait exaspéré et me répétait dans la figure: «J’en ai assez, entends-tu, de l’affaire de ce cochon de Morin.»

      Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus durs de ma vie. J’aurais bien arrangé cette affaire-là pendant toute mon existence.

      Dans le wagon, après les énergiques et muettes poignées de main des adieux, je dis à Rivet: «Tu n’es qu’une brute.» Il répondit: «Mon petit, tu commençais à m’agacer bougrement.»

      En arrivant aux bureaux du Fanal, j’aperçus une foule qui nous attendait... On cria dès qu’on nous vit: «Eh bien, avez-vous arrangé l’affaire de ce cochon de Morin?»

      Tout la Rochelle en était troublé. Rivet, dont la mauvaise humeur s’était dissipée en route, eut grand’peine à ne pas rire en déclarant: «Oui, c’est fait, grâce à Labarbe.»

      Et nous allâmes chez Morin.

      Il était étendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des compresses d’eau froide sur le crâne, défaillant d’angoisse. Et il toussait sans cesse, d’une petite toux d’agonisant, sans qu’on sût d’où lui était venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de tigresse prête à le dévorer.

      Dès qu’il nous aperçut, il eut un tremblement qui lui secouait les poignets et les genoux. Je dis: «C’est arrangé, salaud, mais ne recommence pas.»

      Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d’un prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa même Mme Morin qui le rejeta d’une poussée dans son fauteuil.

      Mais il ne se remit jamais de ce coup-là, son émotion avait été trop brutale.

      On ne l’appelait plus dans toute la contrée que «ce cochon de Morin», et cette épithète le traversait comme un coup d’épée chaque fois qu’il l’entendait.

      Quand un voyou dans la rue criait: «Cochon», il se retournait la tête par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui demandant, chaque fois qu’ils mangeaient du jambon: «Est-ce du tien?»

      Il mourut deux ans plus tard.

      Quant à moi, me présentant à la députation, en 1875, j’allai faire une visite intéressée au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une grande femme opulente et belle me reçut.

      «Vous ne me reconnaissez pas? dit-elle.» Je balbutiai: «Mais... non... madame.»

      — «Henriette Bonnel.»

      — «Ah!» — Et je me sentis devenir pâle.

      Elle semblait parfaitement à son aise, et souriait en me regardant.

      Dès qu’elle m’eut laissé seul avec son mari, il me prit les mains, les serrant à les broyer: «Voici longtemps, cher monsieur, que je veux aller vous voir. Ma femme m’a tant parlé de vous. Je sais... oui, je sais en quelle circonstance douloureuse vous l’avez connue, je sais aussi comme vous avez été parfait, plein de délicatesse, de tact, de dévouement dans l’affaire...» Il hésita, puis prononça plus bas, comme s’il eût articulé un mot grossier «... Dans l’affaire de ce cochon de Morin.»

NOTE

       Ce Cochon de Morin a paru dans le Gil Blas du mardi 21 novembre 1882, sous la signature: Maufrigneuse.

      Quelques modifications de détail: le texte du Gil Blas est plus court que celui du livre; les faits sont les mêmes, la nouvelle se développe avec les mêmes incidents, mais les chapitres II et III ont été particulièrement revus par l’auteur, qui s’est appliqué à donner à ses personnages une attitude plus comique.

      LA FOLLE

A Robert de Bonnières.

      Tenez, dit M. Mathieu d’Endolin, les bécasses me rappellent une bien sinistre anecdote de la guerre.

      Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil. Je l’habitais au moment de l’arrivée des Prussiens.

      J’avais alors pour voisine une espèce de folle, dont l’esprit s’était égaré sous les coups du malheur. Jadis, à l’âge de vingt-cinq ans, elle avait perdu, en un seul mois, son père, son mari et son enfant nouveau-né.

      Quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle y revient presque toujours immédiatement, comme si elle connaissait la porte.

      La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit, délira pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succédant à cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant à peine, remuant seulement les yeux. Chaque fois qu’on voulait la faire lever, elle criait comme si on l’eût tuée. On la laissa donc toujours couchée, ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour retourner ses matelas.

      Une vieille bonne restait près d’elle, la faisant boire de temps en temps ou mâcher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette âme désespérée? On ne le sut jamais; car elle ne parla plus. Songeait-elle aux morts? Rêvassait-elle tristement, sans souvenir précis? Ou bien sa pensée anéantie restait-elle immobile comme de l’eau sans courant?

      Pendant quinze années, elle demeura ainsi fermée et inerte.

      La guerre vint; et, dans les premiers jours de décembre, les Prussiens pénétrèrent à Cormeil.

      Je me rappelle cela comme d’hier. Il gelait à fendre les pierres; et j’étais étendu moi-même dans un fauteuil, immobilisé par la goutte, quand j’entendis le battement lourd et rythmé de leurs pas. De ma fenêtre, je les vis passer.

      Ils défilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuèrent leurs hommes aux habitants. J’en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru.

      Pendant les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit à l’officier d’à côté que la dame était malade; et il ne s’en inquiéta guère. Mais bientôt cette femme qu’on ne voyait jamais l’irrita. Il s’informa de la maladie; on répondit que son hôtesse était couchée depuis quinze ans par suite d’un violent chagrin. Il n’en crut rien sans doute, et s’imagina que la pauvre insensée ne quittait pas son lit par fierté, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et ne les point frôler.

      Il exigea qu’elle le reçût; on le fit entrer dans sa chambre. Il demanda, d’un ton brusque:

      — Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu’on fous foie.

      Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne répondit pas.

      Il reprit:

      — Che ne tolérerai bas d’insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne folonté, che trouferai pien un moyen de fous faire bromener toute seule.

      Elle ne fit pas un geste, toujours


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