Vie de Henri Brulard, tome 2. Stendhal
j'y compris peu. De quelle ardeur j'adorais la vérité alors Avec quelle sincérité je la croyais la reine du monde, dans lequel j'allais entrer! Je ne lui voyais absolument d'autres ennemis que les p[rêtres].
Si moins par moins donne plus m'avait donné beaucoup de chagrin, on peut penser quel noir s'empara de mon âme quand je commençai la Statique de Louis Monge, le frère de l'illustre Monge, et qui allait venir faire les examens pour l'Ecole polytechnique.
Au commencement de la géométrie, on dit: On donne le nom de PARALLÈLES à deux lignes qui, prolongées à l'infini, ne se rencontreraient jamais. Et, dès le commencement de la Statique, cet insigne animal de Louis Monge a mis à peu près ceci: Deux lignes parallèles peuvent être considérées comme se rencontrant, si on les prolonge à l'infini.
Je crus lire un catéchisme105, et encore un des plus maladroits. Ce fut en vain que je demandai des explications à M. Chabert.
«Mon petit, dit-il en prenant cet air paterne qui va si mal au renard dauphinois, l'air d'Edouard Mounier (pair de France en 1836), mon petit, vous saurez cela plus tard.»
Et le monstre, s'approchant de son tableau en toile cirée et traçant deux lignes parallèles et très voisines, me dit:
«Vous voyez bien qu'à l'infini on peut dire qu'elles se rencontrent.»
Je faillis tout quitter. Un cafard, adroit et bon jésuite106, aurait pu me convertir à ce moment en commentant cette maxime:
«Vous voyez que tout est erreur, ou plutôt qu'il n'y a rien de faux, rien de vrai, tout est de convention, adoptez les conventions qui vous feront le mieux recevoir dans le monde. Or, la canaille est patriote et toujours salira ce côté de la question; faites-vous donc aristocrate, comme vos parents, et nous trouverons moyen de vous envoyer à Paris et de vous recommander à des dames influentes.»
CHAPITRE XXXV 107
Cela, dit avec entraînement, je devenais un coquin et j'aurais une grande fortune aujourd'hui.
Je me figurais le monde, à treize ans, uniquement d'après les Mémoires secrets de Duclos et les Mémoires de Saint-Simon en sept volumes. Le bonheur suprême était de vivre à Paris, faisant des livres, avec cent louis de rente. Marion me dit que mon père me laisserait bien plus108.
Il me semble que je me dis: Vraies ou fausses, les mathématiques me sortiront de Grenoble, de cette fange qui me fait mal au cœur.
Mais je trouve ce raisonnement bien avancé pour mon âge. Je continuais à travailler, ç'aurait été un trop grand chagrin d'interrompre, mais j'étais profondément inquiet et attristé.
Enfin, le hasard voulut que je visse un grand homme et que je ne devinsse pas un coquin. Ici, pour la seconde fois le sujet surmonte le disant. Je tâcherai de n'être pas exagéré.
Dans mon adoration pour les mathématiques, j'entendais parler depuis quelque temps d'un jeune homme, fameux Jacobin, grand et intrépide chasseur, et qui savait les mathématiques bien mieux que MM. Dupuy et Chabert, mais qui n'en faisait pas métier. Seulement, comme il était fort peu riche, il avait donné des leçons à cet esprit faux, Anglès (depuis comte et préfet de police, enrichi par Louis XVIII à l'époque des emprunts).
Mais j'étais timide, comment oser l'aborder? Mais ensuite, ses leçons étant horriblement chères, douze sous par leçon, comment payer? (Ce prix me paraît trop ridicule; c'était peut-être vingt-quatre ou quarante sous.)
Je contai tout cela avec plénitude de cœur à ma bonne tante Elisabeth, qui peut-être alors avait quatre-vingts ans, mais son excellent cœur et sa meilleure tête, s'il est possible, n'avaient que trente ans. Généreusement elle me donna beaucoup d'écus de six francs. Mais ce n'était pas l'argent qui devait coûter à cette âme109: remplie de l'orgueil le plus juste et le plus délicat, il fallait que je prisse ces leçons en cachette de mon père; et à quels reproches légitimes ne s'exposait-elle pas?
Séraphie vivait-elle encore? Je ne répondrais pas du contraire. Cependant, j'étais bien enfant à la mort de ma tante Séraphie, car, en apprenant sa mort dans la cuisine, vis-à-vis de l'armoire de Marion110, je me jetai à genoux pour remercier Dieu d'une si grande délivrance.
Cet événement, les écus donnés si noblement par ma tante Elisabeth pour me faire prendre en secret des leçons de cet affreux jacobin, m'a empêché à tout jamais d'être un coquin. Voir un homme sur le modèle des Grecs et des Romains, et vouloir mourir plutôt que de n'être pas comme lui, ne fut qu'un moment: punto (Non sia che un punto (Alfieri)111.
Je ne sais comment moi, si timide, je me rapprochai de M. Gros. (La fresque est tombée en cet endroit, et je ne serais qu'un plat romancier, comme Don Rugiero Caetani, si j'entreprenais d'y suppléer. Allusion aux fresques du Campo-Santo de Pise et à leur état actuel.)
Sans savoir comment j'y suis arrivé, je me vois dans la petite chambre que Gros occupait à Saint-Laurent, le quartier le plus ancien et le plus pauvre de la ville. C'est une longue et étroite rue, serrée entre la montagne et la rivière. Je n'entrai pas seul dans cette petite chambre, mais quel était mon compagnon d'étude? Etait-ce Cheminade? Là-dessus, oubli le plus complet, toute l'attention de l'âme était apparemment pour Gros. (Ce grand homme est mort depuis si longtemps que je crois pouvoir lui ôter le Monsieur112.)
C'était un jeune homme d'un blond foncé, fort actif, mais fort gras, il pouvait avoir vingt-cinq à vingt-six ans; ses cheveux étaient extrêmement bouclés et assez longs, il était vêtu d'une redingote113 et nous dit:
«Citoyens114, par où commençons-nous? Il faudrait savoir ce que vous savez déjà.
– Mais nous savons les équations du second degré.»
Et, en homme de sens, il se mit à nous montrer ces équations, c'est-à-dire la formation d'un carré de a + b, par exemple, qu'il nous fit élever à la seconde puissance: a2 + 2 ab + b2, la supposition que le premier membre de l'équation était un commencement de carré, le complément de ce carré, etc.
C'étaient les cieux ouverts pour nous, ou du moins pour moi. Je voyais enfin le pourquoi des choses, ce n'était plus une recette d'apothicaire tombée du ciel pour résoudre les équations.
J'avais un plaisir vif, analogue à celui de lire un roman entraînant. Il faut avouer que tout ce que Gros nous dit sur les équations du second degré était à peu près dans l'ignoble Bezout, mais là notre œil ne daignait pas le voir. Cela était si platement exposé que je ne me donnais la peine d'y faire attention.
A la troisième ou quatrième leçon, nous passâmes aux équations du troisième degré, et là Gros fut entièrement neuf. Il me semble qu'il nous transportait d'emblée à la frontière de la science et vis-à-vis la difficulté à vaincre, ou devant le voile qu'il s'agissait de soulever. Par exemple, il nous montrait l'une après l'autre les diverses manières de résoudre les équations du troisième degré, quels avaient été les premiers essais de Cardan115, peut-être ensuite les progrès, et enfin la méthode présente116.
Nous fûmes fort étonnés qu'il ne nous fît pas démontrer la même proposition l'un après l'autre. Dès qu'une chose était bien comprise, il passait à une autre.
Sans que Gros fût le moins du monde charlatan, il avait l'effet de cette qualité si utile dans un professeur, comme dans un général en chef, il occupait toute mon âme. Je l'adorais et le respectais tant que peut-être je lui déplus. J'ai rencontré si souvent
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