Vie de Henri Brulard, tome 2. Stendhal

Vie de Henri Brulard, tome 2 - Stendhal


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les idées m'arrivent an milieu de la rue, je suis toujours sur le point de donner contre un passant, de tomber ou de me faire écraser par les voitures. Vers la rue d'Amboise, un jour, à Paris (un trait entre cent), je regardais le Dr Edwards sans le reconnaître. C'est-à-dire, il y avait deux actions; l'une disait bien: Voilà le Dr Edwards; mais la seconde, occupée de la pensée, n'ajoutait pas: Il faut lui dire bonjour, et lui parler. Le docteur fut très étonné, mais pas fâché; il ne prit pas cela pour la comédie du génie (comme l'eussent fait MM. Prunelle, ancien maire de Lyon, l'homme le plus laid de France, Jules-César Boissat, l'homme le plus fat, Félix Faure, et bien d'autres de mes connaissances et amis).

      J'ai eu le bonheur de retrouver souvent Louis Crozet, à Paris, ou 1800; à Paris, de 1803 à 1806; à Plancy, de 1810 à 1814? où je j'allais voir et où je mis mes chevaux en pension pendant je ne sais quelle mission de l'Empereur. Enfin, nous couchâmes dans la même chambre (hôtel de Hambourg, rue de l'Université) le soir de la prise de Paris en 1814. De chagrin il eut une indigestion dans la nuit; moi, qui perdais tout, je considérais davantage la chose comme un spectacle. Et d'ailleurs, j'avais de l'humeur de la stupide correspondance du duc de Bassano avec moi, quand j'étais dans la 7e division militaire avec ce vieillard rimbambito14, M. le comte de Saint-Vallier.

      J'avais encore de l'humeur, je l'avoue à la honte de mon esprit, de la conduite de l'Empereur avec la députation du Corps législatif, où se trouvait cet imbécile sensible et éloquent nommé Laisné (de Bordeaux), depuis vicomte et pair de France, mort en 1835, en même temps que cet homme sans cœur, absolument pur de toute sensibilité, nommé Rœderer.

      Avec Crozet, pour ne pas perdre notre temps en bavardage admiratif de La Fontaine, Corneille, ou Shakespeare, nous écrivions ce que nous appelions des Caractères (je voudrais bien en voir quelqu'un aujourd'hui).

      C'étaient six ou huit pages in-folio rendant compte (sous un nom supposé) du caractère de quelqu'un de notre connaissance à tous deux à un jury composé d'Helvétius, Tracy et Machiavel, ou Helvétius, Montesquieu et Shakespeare. Telles étaient nos admirations d'alors.

      Nous lûmes ensemble Adam Smith et J. – B. Say, et nous abandonnâmes cette science comme y trouvant des points obscurs ou même contradictoires. Nous étions de la première force en mathématiques, et après ses trois ans d'Ecole polytechnique Crozet était si fort eu chimie qu'on lui offrit une place analogue à celle de M. Thénard (aujourd'hui pair de France mais, à nos yeux d'alors, homme sans génie: nous n'adorions que Lagrange et Monge: Laplace même n'était presque, pour nous, qu'un esprit de lumière destiné à faire comprendre, mais non à inventer). Crozet et moi nous lûmes Montaigne, je ne sais combien de fois Shakespeare de Letourneur (quoique nous sussions fort bien l'anglais).

      Nous avions15 des séances de travail de cinq ou six heures après avoir pris du café à l'hôtel de Hambourg, rue de l'Université, avec vue sur le Musée des Monuments français, charmante création, bien voisine de la perfection, anéantie par ces plats B[ourb]ons.

      Il y a orgueil peut-être dans la qualification d'excellent mathématicien à moi attribuée ci-dessus. Je n'ai jamais su le calcul différentiel intégral, mais dons un temps je passais ma vie à songer avec plaisir à l'art de mettre en équation, à ce que j'appellerais, si je l'osais, la métaphysique des mathématiques. J'ai remporté le premier prix (et sans nulle faveur; au contraire, ma hauteur avait indisposé) sur huit jeunes gens qui, un mois après, à la fin de 1799, ont tous été reçus élèves de l'Ecole polytechnique.

      J'ai bien eu avec Louis Crozet six à huit cents séances de travail improbus, de cinq à six heures chacune. Ce travail, sérieux et les sourcils froncés, nous l'appelions piocher, d'un mot en usage à l'Ecole polytechnique. Ces séances ont été ma véritable éducation littéraire, c'était avec un extrême plaisir que nous allions ainsi à la découverte de la vérité, au grand scandale de Jean-Louis Basset (maintenant M. le baron de Richebourg, auditeur, ancien sous-préfet, ancien amant d'une Montmorency, riche et fat, sans nul esprit, mais sans méchanceté). Cet être, haut de quatre pieds trois pouces et au désespoir de s'appeler Basset, logeait avec Crozet à l'hôtel de Hambourg. Je ne lui connais pas d'autre mérite que d'avoir reçu un coup de baïonnette dans la poitrine. Les revers de son habit, un jour que du parterre nous prîmes d'assaut la scène du Théâtre Français en l'honneur de Mlle Duchesnois (mais, bon Dieu! j'empiète), actrice excellente dans deux ou trois rôles, morte en 183516.

      Nous ne nous passions rien, Crozet et moi, en travaillant ensemble; nous avions toujours peur de nous laisser égarer par la vanité, ne trouvant aucun de nos amis capable de raisonner avec nous sur ces matières.

      Ces amis étaient les deux Basset, Louis de Barral (mon ami intime, ami intime aussi de Louis Crozet), Plana (professeur à Turin, membre de toutes les Académies et de tous les ordres de ce pays). Crozet et Plana, tous deux mes amis, étaient, pour les mathématiques, d'un an en arrière sur moi; ils apprenaient l'arithmétique tandis que j'étais à la trigonométrie et aux éléments d'algèbre.

       CHAPITRE XXXI 17

      Mon grand-père n'aimait point M. Dubois-Fontanelle; il était tout-à-fait homme de vanité cultivée et implacable, homme du grand monde à l'égard d'une infinité de personnes dont il parlait en bons termes, mais qu'il n'aimait point.

      Je pense qu'il avait peur d'être méprisé, tout considéré, comme littérateur par ce pauvre M. Dubois, qui avait fait une tragédie, laquelle avait eu 'honneur d'envoyer son libraire aux galères. Il s'agit d'Ericie, ou la Vestale.18 C'était évidemment Ericie. ou la Religieuse, ou la Mélanie de cet intrigant de Laharpe, dont le froid génie avait, je pense, volé ce sujet au pauvre M. Dubois-Fontanelle, toujours si pauvre qu'il avait pris une écriture horriblement fine pour moins user de papier.

      Le pauvre M. Dubois alla à Paris assez jeune avec l'amour du beau. Une pauvreté constante le força à chercher l'utile, il ne put jamais s'élever au rang des Jean Sucres de la première ligne, tels que Laharpe, Marmontel, etc. Le besoin le força à accepter la rédaction des articles politiques du Journal des Deux-Ponts, et, bien pis, là il épousa une grosse et grande Allemande, ex-maîtresse du roi de Bavière Maximilien-Joseph, alors prince Max et colonel français.

      Sa fille aînée, fille du roi, fut mariée à un M. Renauldon, personnage vaniteux, fait exprès pour être bon maire d'une grande ville de province. En effet, il fut bon maire de Grenoble de 1800 à 1814, je crois19, et de plus outrageusement codifié par mon cousin Pelot, le roi des sots, lequel en fut déshonoré et obligé de sortir du pays avec une place dans les Droits réunis que lui donna le bienfaisant Français (de Nantes), financier puissant sous l'Empereur et qui donna une place à Parny. Je l'ai beaucoup connu comme littérateur sous le nom de M. Jérôme20, vers 1826. Tous ces gens d'esprit, malheureux dans l'ambition, prennent les lettres pour leur pis-aller. Par leur science d'intrigue et leurs amis politiques ils obtiennent des semblants de succès et, dans le fait, accrochent des ridicules. Tel j'ai vu M. Rœderer, M. Français (de Nantes) et même M. le comte Daru21, quand par son poème de l'Astronomie (publié après sa mort) il se fit associé libre de l'Académie des Sciences. Ces trois hommes de beaucoup d'esprit, de finesse et certainement au premier rang des conseiller d'Etat et des préfets, n'avaient, jamais vu cette petite figure de géométrie inventée par moi22, simple auditeur, il y a un mois.

      Si, en arrivant à Paris, le pauvre M. Dubois, qui se nomma Fontanelle23, avait trouvé une pension de cent louis à condition d'écrire (comme Beethoven vers 1805, à Vienne), il eût cultivé le Beau, c'est-à-dire imité non la nature, mais Voltaire.

      Au lieu de cela,


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<p>14</p>

ce vieillard rimbambito … – Terme italien signifiant: tombé en enfance.

<p>15</p>

Nous avions des séances de travail …– Variante: «Faisions.»

<p>16</p>

Mlle Duchesnois …– Mademoiselle Duchesnois, née en 1777, est morte, en effet, en 1835.

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Le chapitre XXXI est le chapitre XXVI du manuscrit (fol. 451 à 468). – Ecrit à Rome, les 16 et 19 janvier 1836. On lit en haut du fol. 451: «16 janv. 1836. Le 15, excès de lecture, battements de cœur, ou plutôt cœur resserré.»

<p>18</p>

Ericie, ou la Vestale. – Ericie, ou la Vestale, présentée au Théâtre Français en 1767, fut considérée par la Censure comme attaquant les couvents. On en référa à l'archevêque de Paris, qui soumit le cas à la Sorbonne. De là, grand bruit sur le nom de Dubois-Fontanelle; tout le monde veut lire son drame, soit dans des copies manuscrites, soit dans des éditions clandestines. Trois colporteurs accusés, à Lyon, d'avoir vendu des exemplaires d'Ericie, furent condamnés aux galères (1768). – La Mélanie de Laharpe est de 1770.

<p>19</p>

Renauldon, … maire de Grenoble de 1800 à 1814 … – Renauldon fut maire de Grenoble du 28 fructidor an VIII (15 septembre 1800) jusqu'au 21 avril 1815.

<p>20</p>

M. Jérôme …– Sous ce nom, Français de Nantes a publié deux ouvrages: Le manuscrit de feu M. Jérôme (1825) et Recueil de fadaises, par M. Jérôme (1826).

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M. le comte Daru …– Daru publia, en outre, divers ouvrages historiques et littéraires qui lui ouvrirent les portes de l'Académie française. Il fit paraître notamment une traduction en vers des Epîtres d'Horace (1798) et une Histoire de la République de Venise (1819).

<p>22</p>

cette petite figure de géométrie inventée par moi …– Suit la figure géométrique annoncée. C'est un carrefour de six routes au milieu duquel se trouve l'homme, en «A, moment de la naissance». A droite, en «R, route de l'argent: Rotschild» et en «P, route des bons préfets et conseillers d'Etat: MM. Daru, Rœderer, Français, Beugnot»; au milieu, une seule route est dénommée, la «route de la considération publique»; à gauche s'ouvrent en «L, route de l'art de se faire lire: Le Tasse, J. – J. Rousseau, Mozart», et en «F, route de la folie». Quatre d'entre elles (Argent, Bons Préfets et Conseillers d'Etat, Considération publique et Folie) sont dénommées: «B, routes prises à sept ans, souvent à notre insu. Il est souverainement absurde de vouloir, à cinquante ans, laisser la route R et la route P pour la route L. Frédéric II ne s'est guère fait lire, et dès vingt ans il songeait à la route L.»(Voir notre reproduction du fol. 454 du manuscrit.)

<p>23</p>

Fontanelle.– Dubois-Fontanelle était nommé M. de Fontanelle dans le monde littéraire de son temps. (Voir, par exemple, les Mémoires secrets de Bachaumont.)