Le Ventre de Paris. Emile Zola
fin. On ne pousse pas l'honnêteté à ce point. Est-ce que Florent lui parlait de la charcuterie? D'ailleurs, il ne voulait rien, il l'avait dit.
– La charcuterie valait quinze mille trois cent dix francs, répéta tranquillement Lisa… Vous comprenez, mon cher Florent, il est inutile de mettre un notaire là-dedans. C'est à nous de faire notre partage, puisque vous ressuscitez… Dès votre arrivée, j'ai nécessairement songé à cela, et pendant que vous aviez la fièvre, là-haut, j'ai tâché de dresser ce bout d'inventaire tant bien que mal… Vous voyez, tout y est détaillé. J'ai fouillé nos anciens livres, j'ai fait appel à mes souvenirs. Lisez à voix haute, je vous donnerai les renseignements que vous pourriez désirer.
Florent avait fini par sourire. Il était ému de cette probité aisée et comme naturelle. Il posa la page de calculs sur les genoux de la jeune femme; puis, lui prenant la main:
– Ma chère Lisa, dit-il, je suis heureux de voir que vous faites de bonnes affaires; mais je ne veux pas de votre argent. L'héritage est à mon frère et à vous, qui avez soigné l'oncle jusqu'à la fin… Je n'ai besoin de rien, je n'entends pas vous déranger dans votre commerce.
Elle insista, se fâcha même, tandis que, sans parler, se contenant, Quenu mordait ses pouces.
– Eh! reprit Florent en riant, si l'oncle Gradelle vous entendait, il serait capable de venir vous reprendre l'argent… Il ne m'aimait guère, l'oncle Gradelle.
– Ah! pour ça, non, il ne t'aimait guère, murmura Quenu à bout de forces.
Mais Lisa discutait encore. Elle disait qu'elle ne voulait pas avoir dans son secrétaire de l'argent qui ne fût pas à elle, que cela la troublerait, qu'elle n'allait plus vivre tranquille avec cette pensée. Alors Florent, continuant à plaisanter, lui offrit de placer son argent chez elle, dans sa charcuterie. D'ailleurs, il ne refusait pas leurs services; il ne trouverait sans doute pas du travail tout de suite; puis, il n'était guère présentable, il lui faudrait un habillement complet.
– Pardieu! s'écria Quenu, tu coucheras chez nous, tu mangeras chez nous, et nous allons t'acheter le nécessaire. C'est une affaire entendue… Tu sais bien que nous ne te laisserons pas sur le pavé, que diable!
Il était tout attendri. Il avait même quelque honte d'avoir eu peur de donner une grosse somme, en un coup. Il trouva des plaisanteries; il dit à son frère qu'il se chargeait de le rendre gras. Celui-ci hocha doucement la tête. Cependant, Lisa pliait la page de calculs. Elle la mit dans un tiroir du secrétaire.
– Vous avez tort, dit-elle, comme pour conclure. J'ai fait ce que je devais faire. Maintenant, ce sera comme vous voudrez… Moi, voyez-vous, je n'aurais pas vécu en paix. Les mauvaises pensées me dérangent trop.
Ils parlèrent d'autre chose. Il fallait expliquer la présence de Florent, en évitant de donner l'éveil à la police. Il leur apprit qu'il était rentré en France, grâce aux papiers d'un pauvre diable, mort entre ses bras de la fièvre jaune, à Surinam. Par une rencontre singulière, ce garçon se nommait également Florent, mais de son prénom. Florent Laquerrière n'avait laissé qu'une cousine à Paris, dont on lui avait écrit la mort en Amérique; rien n'était plus facile que de jouer son rôle. Lisa s'offrit d'elle-même pour être la cousine. Il fut entendu qu'on raconterait une histoire de cousin revenu de l'étranger, à la suite de tentatives malheureuses, et recueilli par les Quenu-Gradelle, comme on nommait le ménage dans le quartier, en attendant qu'il pût trouver une position. Quand tout fut réglé, Quenu voulut que son frère visitât le logement; il ne lui fit pas grâce du moindre tabouret. Dans la pièce nue, où il n'y avait que des chaises, Lisa poussa une porte, lui montra un cabinet, en disant que la fille de boutique coucherait là, et que lui garderait la chambre du cinquième.
Le soir, Florent était tout habillé de neuf. Il s'était entêté à prendre encore un paletot et un pantalon noirs, malgré les conseils de Quenu, que cette couleur attristait. On ne le cacha plus, Lisa conta à qui voulut l'entendre l'histoire du cousin. Il vivait dans la charcuterie, s'oubliait sur une chaise de la cuisine, revenait s'adosser contre les marbres de la boutique. À table, Quenu le bourrait de nourriture, se fâchait parce qu'il était petit mangeur et qu'il laissait la moitié des viandes dont on lui emplissait son assiette. Lisa avait repris ses allures lentes et béates; elle le tolérait, même le matin, quand il gênait le service; elle l'oubliait, puis, lorsqu'elle le rencontrait, noir devant elle, elle avait un léger sursaut, et elle trouvait un de ses beaux sourires pourtant, afin de ne point le blesser. Le désintéressement de cet homme maigre l'avait frappée; elle éprouvait pour lui une sorte de respect, mêlé d'une peur vague. Florent ne sentait qu'une grande affection autour de lui.
À l'heure du coucher, il montait, un peu las de sa journée vide, avec les deux garçons de la charcuterie, qui occupaient des mansardes voisines de la sienne. L'apprenti, Léon n'avait guère plus de quinze ans; c'était un enfant, mince, l'air très-doux, qui volait les entames de jambon et les bouts de saucissons oubliés; il les cachait sous son oreiller, les mangeait, la nuit, sans pain. Plusieurs fois, Florent crut comprendre que Léon donnait à souper, vers une heure du matin; des voix contenues chuchotaient, puis venaient des bruits de mâchoires, des froissements de papier, et il y avait un rire perlé, un rire de gamine qui ressemblait à un trille adouci de flageolet, dans le grand silence de la maison endormie. L'autre garçon, Auguste Landois, était de Troyes; gras d'une mauvaise graisse, la tête trop grosse, et chauve déjà, il n'avait que vingt-huit ans. Le premier soir, en montant, il conta sou histoire à Florent, d'une façon longue et confuse. Il n'était d'abord venu à Paris que pour se perfectionner et retourner ouvrir une charcuterie à Troyes, où sa cousine germaine, Augustine Landois, l'attendait. Ils avaient eu le même parrain, ils portaient le même prénom. Puis l'ambition le prit, il rêva de s'établir à Paris avec l'héritage de sa mère qu'il avait déposé chez un notaire, avant de quitter la Champagne. Là, comme ils étaient arrivés au cinquième, Auguste retint Florent, en lui disant beaucoup de bien de madame Quenu. Elle avait consenti à faire venir Augustine Landois, pour remplacer une fille de boutique qui avait mal tourné. Lui, savait son métier à présent; elle, achevait d'apprendre le commerce. Dans un an, dix-huit mois, ils s'épouseraient; ils auraient une charcuterie, sans doute à Plaisance, à quelque bout populeux de Paris. Ils n'étaient pas pressés de se marier, parce que les lards ne valaient rien, cette année-là. Il raconta encore qu'ils s'étaient fait photographier ensemble, à une fête de Saint-Ouen. Alors, il entra dans la mansarde, désireux de revoir la photographie qu'elle n'avait pas cru devoir enlever de la cheminée, pour que le cousin de madame Quenu eût une jolie chambre. Il s'oublia un instant, blafard dans la lueur jaune de son bougeoir, regardant la pièce encore toute pleine de la jeune fille, s'approchant du lit, demandant à Florent s'il était bien couché. Elle, Augustine, couchait en bas, maintenant; elle serait mieux, les mansardes étaient très-froides, l'hiver. Enfin, il s'en alla, laissant Florent seul avec le lit et en face de la photographie. Auguste était un Quenu blême; Augustine, une Lisa pas mûre.
Florent, ami des garçons, gâté par son frère, accepté par Lisa, finit par s'ennuyer terriblement. Il avait cherché des leçons sans pouvoir en trouver. Il évitait, d'ailleurs, d'aller dans le quartier des Écoles, où il craignait d'être reconnu. Lisa, doucement, lui disait qu'il ferait bien de s'adresser aux maisons de commerce; il pouvait faire la correspondance, tenir les écritures. Elle revenait toujours à cette idée, et finit par s'offrir pour lui trouver une place. Elle s'irritait peu à peu de le rencontrer sans cesse dans ses jambes, oisif, ne sachant que faire de son corps. D'abord, ce ne fut qu'une haine raisonnée des gens qui se croisent les bras et qui mangent, sans qu'elle songeât encore à lui reprocher de manger chez elle. Elle lui disait:
– Moi, je ne pourrais pas vivre à rêvasser toute la journée. Vous ne devez pas avoir faim, le soir… Il faut vous fatiguer, voyez-vous.
Gavard, de son côté, cherchait une place pour Florent. Mais il cherchait d'une façon extraordinaire et tout à fait souterraine. Il aurait voulu trouver quelque emploi dramatique ou simplement d'une ironie amère, qui convint à « un proscrit. » Gavard était un homme d'opposition. Il venait de dépasser la cinquantaine, et se vantait d'avoir déjà dit leur fait à quatre gouvernements. Charles X, les prêtres, les nobles, toute cette racaille qu'il avait flanquée à la porte, lui faisaient