Le Ventre de Paris. Emile Zola

Le Ventre de Paris - Emile Zola


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un étroit sentier pour que le monde pût circuler. Tout le large trottoir, couvert d'un bout à l'autre, s'allongeait, avec les bosses sombres des légumes. On ne voyait encore, dans la clarté brusque et tournante des lanternes, que l'épanouissement charnu d'un paquet d'artichauts, les verts délicats des salades, le corail rose des carottes, l'ivoire mat des navets; et ces éclairs de couleurs intenses filaient le long des tas, avec les lanternes. Le trottoir s'était peuplé; une foule s'éveillait, allait entre les marchandises, s'arrêtant, causant, appelant. Une voix forte, au loin, criait: « Eh! la chicorée! » On venait d'ouvrir les grilles du pavillon aux gros légumes; les revendeuses de ce pavillon, en bonnets blancs, avec un fichu noué sur leur caraco noir, et les jupes relevées par des épingles pour ne pas se salir, faisaient leur provision du jour, chargeaient de leurs achats les grandes hottes des porteurs posées à terre. Du pavillon à la chaussée, le va-et-vient des hottes s'animait, au milieu des têtes cognées, des mots gras, du tapage des voix s'enrouant à discuter un quart d'heure pour un sou. Et Florent s'étonnait du calme des maraîchères, avec leurs madras et leur teint hâlé, dans ce chipotage bavard des Halles.

      Derrière lui, sur le carreau de la rue Rambuteau, on vendait les fruits. Des rangées de bourriches, de paniers bas, s'alignaient, couverts de toile ou de paille; et une odeur de mirabelles trop mûres traînait. Une voix douce et lente, qu'il entendait depuis longtemps, lui fit tourner la tête. Il vit une adorable petite femme brune, assise par terre, qui marchandait.

      – Dis donc, Marcel, vends-tu pour cent sous, dis?

      L'homme, enfoui dans une limousine, ne répondait pas, et la jeune femme, au bout de cinq grandes minutes, reprenait:

      – Dis, Marcel, cent sous ce panier-là, et quatre francs l'autre, ça fait-il neuf francs qu'il faut le donner?

      Un nouveau silence se fit:

      – Alors qu'est-ce qu'il faut te donner?

      – Eh! dix francs, tu le sais bien, je te l'ai dit… Et ton Jules, qu'est-ce que tu en fais, la Sarriette?

      La jeune femme se mit à rire, en tirant une grosse poignée de monnaie.

      – Ah bien! reprit-elle, Jules dort sa grasse matinée… Il prétend que les hommes, ce n'est pas fait pour travailler.

      Elle paya, elle emporta les deux paniers dans le pavillon aux fruits qu'on venait d'ouvrir. Les Halles gardaient leur légèreté noire, avec les mille raies de flamme des persiennes; sous les grandes rues couvertes, du monde passait, tandis que les pavillons, au loin, restaient déserts, au milieu du grouillement grandissant de leurs trottoirs. À la pointe Saint-Eustache, les boulangers et les marchands de vins ôtaient leurs volets; les boutiques rouges, avec leurs becs de gaz allumés, trouaient les ténèbres, le long des maisons grises. Florent regardait une boulangerie, rue Montorgueil, à gauche, toute pleine et toute dorée de la dernière cuisson, et il croyait sentir la bonne odeur du pain chaud. Il était quatre heures et demie.

      Cependant, madame François s'était débarrassée de sa marchandise. Il lui restait quelques bottes de carottes, quand Lacaille reparut, avec son sac.

      – Eh bien, ça va-t-il à un sou? dit-il.

      – J'étais bien sûre de vous revoir, vous, répondit tranquillement la maraîchère. Voyons, prenez mon reste. Il y a dix-sept bottes.

      – Ça fait dix-sept sous.

      – Non, trente-quatre.

      Ils tombèrent d'accord à vingt-cinq. Madame François était pressée de s'en aller. Lorsque Lacaille se fut éloigné, avec ses carottes dans son sac:

      – Voyez-vous, il me guettait, dit-elle à Florent. Ce vieux-là râle sur tout le marché; il attend quelquefois le dernier coup de cloche, pour acheter quatre sous de marchandise… Ah! ces Parisiens! ça se chamaille pour deux liards, et ça va boire le fond de sa bourse chez le marchand de vin.

      Quand madame François parlait de Paris, elle était pleine d'ironie et de dédain; elle le traitait en ville très-éloignée, tout à fait ridicule et méprisable, dans laquelle elle ne consentait à mettre les pieds que la nuit.

      – À présent, je puis m'en aller, reprit-elle en s'asseyant de nouveau près de Florent, sur les légumes d'une voisine.

      Florent baissait la tête, il venait de commettre un vol. Quand Lacaille s'en était allé, il avait aperçu une carotte par terre. Il l'avait ramassée, il la tenait serrée dans sa main droite. Derrière lui, des paquets de céleris, des tas de persil mettaient des odeurs irritantes qui le prenaient à la gorge.

      – Je vais m'en aller, répéta madame François.

      Elle s'intéressait à cet inconnu, elle le sentait souffrir, sur ce trottoir, dont il n'avait pas remué. Elle lui fit de nouvelles offres de service; mais il refusa encore, avec une fierté plus âpre. Il se leva même, se tint debout, pour prouver qu'il était gaillard. Et, comme elle tournait la tête, il mit la carotte dans sa bouche. Mais il dut la garder un instant, malgré l'envie terrible qu'il avait de serrer les dents; elle le regardait de nouveau en face, elle l'interrogeait, avec sa curiosité de brave femme. Lui, pour ne pas parler, répondait par des signes de tête. Puis, doucement, lentement, il mangea la carotte.

      La maraîchère allait décidément partir, lorsqu'une voix forte dit tout à côté d'elle:

      – Bonjour, madame François.

      C'était un garçon maigre, avec de gros os, une grosse tête, barbu, le nez très-fin, les yeux minces et clairs. Il portait un chapeau de feutre noir, roussi, déformé, et se boutonnait au fond d'un immense paletot, jadis marron tendre, que les pluies avaient déteint en larges traînées verdâtres. Un peu courbé, agité d'un frisson d'inquiétude nerveuse qui devait lui être habituel, il restait planté dans ses gros souliers lacés; et son pantalon trop court montrait ses bas bleus.

      – Bonjour, monsieur Claude, répondit gaiement la maraîchère. Vous savez, je vous ai attendu, lundi; et comme vous n'êtes pas venu, j'ai garé votre toile; je l'ai accrochée à un clou, dans ma chambre.

      – Vous êtes trop bonne, madame François, j'irai terminer mon étude, un de ces jours… Lundi, je n'ai pas pu… Est-ce que votre grand prunier a encore toutes ses feuilles?

      – Certainement.

      – C'est que, voyez-vous, je le mettrai dans un coin du tableau. Il fera bien, à gauche du poulailler. J'ai réfléchi à ça toute la semaine… Hein! les beaux légumes, ce matin je suis descendu de bonne heure, me doutant qu'il y aurait un lever de soleil superbe sur ces gredins de choux.

      Il montrait du geste toute la longueur du carreau. La maraîchère reprit:

      – Eh bien, je m'en vais. Adieu… À bientôt, monsieur Claude!

      Et comme elle partait, présentant Florent au jeune peintre:

      – Tenez, voilà monsieur qui revient de loin, paraît-il. Il ne se reconnaît plus dans votre gueux de Paris. Vous pourriez peut-être lui donner un bon renseignement.

      Elle s'en alla enfin, heureuse de laisser les deux hommes ensemble. Claude regardait Florent avec intérêt; cette longue figure, mince et flottante, lui semblait originale. La présentation de madame François suffisait; et, avec la familiarité d'un flâneur habitué à toutes les rencontres de hasard, il lui dit tranquillement:

      – Je vous accompagne. Où allez-vous?

      Florent resta gêné. Il se livrait moins vite; mais, depuis son arrivée, il avait une question sur les lèvres. Il se risqua, il demanda, avec la peur d'une réponse fâcheuse:

      – Est-ce que la rue Pirouette existe toujours?

      – Mais oui, dit le peintre. Un coin bien curieux du vieux Paris, cette rue-là! Elle tourne comme une danseuse, et les maisons y ont des ventres de femme grosse… J'en ai fait une eau-forte pas trop mauvaise. Quand vous viendrez chez moi, je vous la montrerai… C'est là que vous allez?

      Florent, soulagé, ragaillardi par la nouvelle que la rue Pirouette existait, jura que non, assura qu'il n'avait nulle part à aller. Toute sa méfiance se réveillait


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