La Débâcle. Emile Zola
le gonflait, pesait terriblement aux épaules. Beaucoup n'avaient point l'habitude de le porter, gênés déjà dans l'épaisse capote de campagne, pareille à une chape de plomb. Brusquement, un petit soldat pâle, les yeux emplis d'eau, s'arrêta, jeta son sac dans un fossé, avec un grand soupir, le souffle fort de l'homme à l'agonie qui se reprend à l'existence.
– En voilà un qui est dans le vrai, murmura Chouteau.
Pourtant, il continuait de marcher, le dos arrondi sous le poids. Mais, deux autres s'étant débarrassés à leur tour, il ne put tenir.
– Ah! zut! cria-t-il.
Et, d'un coup d'épaule, il lança son sac contre un talus. Merci! Vingt-cinq kilos sur l'échine, il en avait assez! On n'était pas des bêtes de somme, pour traîner ça.
Presque aussitôt, Loubet l'imita et força Lapoulle à en faire autant. Pache, qui se signait devant les croix de pierre rencontrées, défit les bretelles, posa tout le paquet soigneusement au pied d'un petit mur, comme s'il devait revenir le chercher. Et Maurice seul restait chargé, lorsque Jean, en se retournant, vit ses hommes les épaules libres.
– Reprenez vos sacs, on m'empoignerait, moi!
Mais les hommes, sans se révolter encore, la face mauvaise et muette, allaient toujours, poussant le caporal devant eux, dans le chemin étroit.
– Voulez-vous bien reprendre vos sacs, ou je ferai mon rapport!
Ce fut comme un coup de fouet en travers de la figure de maurice. Son rapport! Cette brute de paysan allait faire son rapport, parce que des malheureux, les muscles broyés, se soulageaient!
Et, dans une fièvre d'aveugle colère, lui aussi fit sauter les bretelles, laissa tomber son sac au bord du chemin, en fixant sur Jean des yeux de défi.
– C'est bon, dit de son air sage ce dernier, qui ne pouvait engager une lutte. Nous réglerons ça ce soir.
Maurice souffrait abominablement des pieds. Ses gros et durs souliers, auxquels il n'était pas accoutumé, lui avaient mis la chair en sang. Il était de santé assez faible, il gardait à la colonne vertébrale comme une plaie vive, la meurtrissure intolérable du sac, bien qu'il en fût débarrassé; et le poids de son fusil, qu'il ne savait de quel bras porter, suffisait à lui faire perdre le souffle. Mais il était angoissé plus encore par son agonie morale, dans une de ces crises de désespérance auxquelles il était sujet. Tout d'un coup, sans résistance possible, il assistait à la ruine de sa volonté, il tombait aux mauvais instincts, à un abandon de lui-même, dont il sanglotait de honte ensuite. Ses fautes, à Paris, n'avaient jamais été que les folies de «l'autre», comme il disait, du garçon faible qu'il devenait aux heures lâches, capable des pires vilenies. Et, depuis qu'il traînait les pieds, sous l'écrasant soleil, dans cette retraite qui ressemblait à une déroute, il n'était plus qu'une bête de ce troupeau attardé, débandé, semant les chemins. C'était le choc en retour de la défaite, du tonnerre qui avait éclaté très loin, à des lieues, et dont l'écho perdu battait maintenant les talons de ces hommes, pris de panique, fuyant sans avoir vu un ennemi. Qu'espérer à cette heure? Tout n'était-il pas fini? On était battu, il n'y avait plus qu'à se coucher et à dormir.
– Ca ne fait rien, cria très haut Loubet, avec son rire d'enfant des halles, ce n'est tout de même pas à Berlin que nous allons.
À Berlin! à Berlin! Maurice entendit ce cri hurlé par la foule grouillante des boulevards, pendant la nuit de fol enthousiasme, qui l'avait décidé à s'engager. Le vent venait de tourner, sous un coup de tempête; et il y avait une saute terrible, et tout le tempérament de la race était dans cette confiance exaltée, qui tombait brusquement, dès le premier revers, à la désespérance dont le galop l'emportait parmi ces soldats errants, vaincus et dispersés, avant d'avoir combattu.
– Ah! ce qu'il me scie les pattes, le flingot! reprit Loubet, en changeant une fois encore son fusil d'épaule. En voilà un mirliton, pour se promener! Et, faisant allusion à la somme qu'il avait touchée comme remplaçant:
– N'importe! Quinze cents balles, pour ce métier-là, on est rudement volé!.. Ce qu'il doit fumer de bonnes pipes, au coin de son feu, le richard à la place de qui je vais me faire casser la gueule!
– Moi, grogna Chouteau, j'avais fini mon temps, j'allais filer… Ah! vrai, ce n'est pas de chance, de tomber dans une cochonnerie d'histoire pareille!
Il balançait son fusil, d'une main rageuse. Puis, violemment, il le lança aussi de l'autre côté d'une haie.
– Eh! va donc, sale outil!
Le fusil tourna deux fois sur lui-même, alla s'abattre dans un sillon et resta là, très long, immobile, pareil à un mort. Déjà, d'autres volaient, le rejoignaient. Le champ bientôt fut plein d'armes gisantes, d'une tristesse raidie d'abandon, sous le lourd soleil. Ce fut une épidémique folie, la faim qui tordait les estomacs, les chaussures qui blessaient les pieds, cette marche dont on souffrait, cette défaite imprévue dont on entendait derrière soi la menace. Plus rien à espérer de bon, les chefs qui lâchaient pied, l'intendance qui ne les nourrissait seulement pas, la colère, l'embêtement, l'envie d'en finir tout de suite, avant d'avoir commencé. Alors, quoi? Le fusil pouvait aller rejoindre le sac. Et, dans une rage imbécile, au milieu de ricanements de fous qui s'amusent, les fusils volaient, le long de la queue sans fin des traînards, épars au loin dans la campagne.
Loubet, avant de se débarrasser du sien, lui fit exécuter un beau moulinet, comme à une canne de tambour-major. Lapoulle, en voyant tous les camarades jeter le leur, dut croire que cela rentrait dans la manoeuvre; et il imita le geste. Mais Pache, dans la confuse conscience du devoir, qu'il devait à son éducation religieuse, refusa d'en faire autant, couvert d'injures par Chouteau, qui le traitait d'enfant de curé.
– En voilà un cafard!.. Parce que sa vieille paysanne de mère lui a fait avaler le bon Dieu tous les dimanches!.. Va donc servir la messe, c'est lâche de ne pas être avec les camarades!
Très sombre, Maurice marchait en silence, la tête penchée sous le ciel de feu. Il n'avançait plus que dans un cauchemar d'atroce lassitude, halluciné de fantômes, comme s'il allait à un gouffre, là-bas, devant lui; et c'était une dépression de toute sa culture d'homme instruit, un abaissement qui le tirait à la bassesse des misérables dont il était entouré.
– Tenez! dit-il brusquement à Chouteau, vous avez raison!
Et Maurice avait déjà posé son fusil sur un tas de pierres, lorsque Jean, qui tentait vainement de s'opposer à cet abandon abominable des armes, l'aperçut. Il se précipita.
– Reprenez votre fusil tout de suite, tout de suite, entendez- vous!
Un flot de terrible colère était monté soudain à la face de Jean. Lui, si calme d'habitude, toujours porté à la conciliation, avait des yeux de flamme, une voix tonnante d'autorité. Ses hommes, qui ne l'avaient jamais vu comme ça, s'arrêtèrent, surpris.
– Reprenez votre fusil tout de suite, ou vous aurez affaire à moi!
Maurice, frémissant, ne laissa tomber qu'un mot, qu'il voulait rendre outrageux.
– Paysan!
– Oui, c'est bien ça, je suis un paysan, tandis que vous êtes un monsieur, vous!.. Et c'est pour ça que vous êtes un cochon, oui! Un sale cochon. Je ne vous l'envoie pas dire.
Des huées s'élevaient, mais le caporal poursuivait avec une force extraordinaire:
– Quand on a de l'instruction, on le fait voir… Si nous sommes des paysans et des brutes, vous nous devriez l'exemple à tous, puisque vous en savez plus long que nous… Reprenez votre fusil, nom de Dieu! Où je vous fais fusiller en arrivant à l'étape.
Dompté, Maurice avait ramassé le fusil. Des larmes de rage lui voilaient les yeux. Il continua sa marche en chancelant comme un homme ivre, au milieu des camarades qui, à présent, ricanaient de ce qu'il avait cédé. Ah! ce Jean! Il le haïssait d'une inextinguible haine, frappé au coeur de cette leçon si dure, qu'il sentait juste. Et, Chouteau ayant grogné, à son côté, que des caporaux de cette espèce, on attendait un jour de bataille