Intentions. Wilde Oscar
les gens, plus les raisons de les analyser disparaissent. Tôt ou tard on en vient à cette terrible chose universelle qu'on nomme l'humaine nature.
Vraiment, quiconque a jamais travaillé parmi les pauvres le sait trop bien, la fraternité humaine n'est pas un simple rêve de poète, c'est la réalité la plus déprimante qui soit et la plus humiliante; et si un écrivain veut à toute force analyser les classes supérieures, il peut tout aussi bien écrire sur les vendeuses d'allumettes et les marchands des quatre-saisons.
Cependant, mon cher Cyrille, je ne vous retiendrai pas plus longtemps sur ce sujet. J'admets volontiers que les romans modernes sont bons en bien des points. Tout ce que j'entends affirmer, c'est qu'en masse, ils sont tout à fait illisibles.
Cyrille. – Certes, voilà une restriction très grave, mais je dois vous avouer qu'à mon sens quelques-unes de vos critiques sont plutôt injustes. J'aime The Deemster, et The Daughter of Heth et Le Disciple et Mr. Isaac; quant à Robert Elsmere, j'en suis tout à fait épris. Non que je le tienne pour une œuvre sérieuse. Comme exposé des problèmes qui s'imposent aux chrétiens sincères le livre est ridicule et suranné. C'est le Literature and Dogma d'Arnold moins la littérature. Cela date plus encore que les Evidences de Paley ou la méthode d'exégèse biblique de Colenso. Peut-il exister quelque chose de moins impressionnant que ce héros malheureux annonçant gravement une aurore depuis longtemps levée et se méprenant, de façon si complète, sur sa véritable importance qu'il se propose de continuer sous un nouveau nom la vieille affaire. D'un autre côté, le livre contient plusieurs caricatures habiles et un tas de citations délicieuses, et la philosophie de Green sucre très plaisamment la pilule plutôt amère qu'est la fiction de l'auteur. Je ne puis m'empêcher également d'exprimer la surprise que me cause votre silence sur deux romanciers que vous lisez sans cesse: Balzac et George Meredith. Ce sont tous deux des réalistes, n'est-ce pas?
Vivian. – Ah! Meredith! Qui peut le définir? Son style est un chaos illuminé d'éclairs. Comme écrivain il a tout maîtrisé, sauf la langue: comme romancier il peut tout, sauf conter une histoire: comme artiste il est tout, mais inarticulé.
Quelqu'un, dans Shakespeare, – Touchstone, je crois – parle d'un homme qui se rompt la tête à faire de l'esprit et cela pourrait, il me semble, servir de base à une critique de la méthode de Meredith. Mais quel qu'il soit, ce n'est pas un réaliste. Ou plutôt je dirai que c'est un enfant du réalisme brouillé avec son père. Il s'est, de propos délibéré, fait romantique. Il a refusé de plier le genou devant Baal, et si même le délicat esprit de cet homme ne se révoltait pas contre les assertions tapageuses du réalisme, son style suffirait à lui seul pour tenir la vie à une distance respectueuse. Il a planté lui-même autour de son jardin une haie hérissée d'épines et rouge de merveilleuses roses. Quant à Balzac, il offre un très remarquable mélange du tempérament artistique et de l'esprit scientifique. Ses disciples ont hérité de ce dernier don, le premier n'appartint qu'à lui. La différence entre un livre comme l'Assommoir, de M. Zola, et les Illusions perdues, de Balzac, est celle qui existe entre le réalisme sans imagination et la réalité imaginative. «Tous les personnages de Balzac, dit Baudelaire, possèdent la même vie ardente qui l'animait lui-même. Toutes ses fictions sont aussi profondément colorées que des rêves. Chaque intelligence est une arme chargée de volonté jusqu'à la gueule. Même les marmitons ont du génie.» Une étude assidue de Balzac fait pour nous de nos amis vivants des ombres et de nos connaissances des ombres d'ombres. Ses personnages ont une sorte d'existence d'une vigueur et d'une couleur ardentes. Ils nous dominent et défient le scepticisme. Une des plus grandes tragédies de ma vie, ç'a été la mort de Lucien de Rubempré. C'est un chagrin dont je n'ai jamais pu me délivrer complètement. Elle me hante dans mes moments de loisir. Je m'en souviens quand je ris. Mais Balzac n'est pas plus un réaliste que ne le fut Holbein. Il a créé de la vie, il ne la copiait pas. J'admets cependant qu'il prisait trop haut la modernité de la forme et cela fait que pas un de ses livres ne peut, comme chef-d'œuvre d'art, s'égaler à Salammbô ou à Esmond, au The Cloister and the Hearth ou au Vicomte de Bragelonne.
Cyrille. – Êtes-vous donc opposé à la modernité de la forme?
Vivian. – Oui. C'est payer d'un énorme prix un très pauvre résultat. La pure modernité de forme donne toujours une impression de vulgarité. Et cela ne peut être autrement. Le public s'imagine, parce qu'il s'intéresse aux choses qui le touchent de près, que l'Art doit y trouver un intérêt égal et les prendre pour sujet. Mais le fait seul que lui, public, s'y intéresse, en fait des sujets dont l'Art ne saurait s'occuper. Quelqu'un l'a dit: les seules choses qui soient belles sont celles qui ne nous concernent pas. Dès qu'une chose nous est utile ou nécessaire ou nous affecte en quelque façon, douleur ou plaisir, ou fait un pressant appel à notre sympathie, ou est une partie vitale de l'ambiance où nous vivons, elle est en dehors de la sphère propre de l'Art. Nous devrions être plus ou moins indifférents aux sujets traités par l'Art. Nous devrions, en tout cas, n'avoir ni préférences, ni préjugés, ni partialité d'aucune sorte. C'est précisément parce qu'Hécube ne nous est rien que ses douleurs sont un motif si admirable de tragédie. Je ne connais rien de plus triste dans toute l'histoire de la littérature que la carrière artistique de Charles Reade. Il écrivit un beau livre: The Cloister and the Hearth, un livre qui dépasse Romola autant que Romola dépasse Daniel Deronda, et gâcha le reste de sa vie dans un effort insensé pour être moderne, pour attirer l'attention publique sur l'état de nos prisons et sur l'administration de nos asiles d'aliénés. Charles Dickens nous a réellement rebutés quand il essaya d'éveiller notre sympathie en faveur des pauvres victimes de la tutelle administrative, mais Charles Reade, un artiste, un érudit, un homme doué d'un sens vrai de la beauté, grondant et rageant au sujet des abus de la vie contemporaine, tout comme un vulgaire pamphlétaire ou un journaliste à sensation, c'est vraiment un spectacle à faire pleurer les anges. Croyez-moi, mon cher Cyrille, la modernité de la forme et celle du sujet sont entièrement et absolument fausses. Nous avons pris la livrée commune de l'époque pour le vêtement des Muses et nous passons nos jours dans les rues sordides et les hideuses banlieues de nos cités viles alors que nous devions être sur le flanc du Mont Sacré, avec Apollon. Nous sommes, chose certaine, une race dégradée et nous avons vendu notre droit d'aînesse pour un plat de faits.
Cyrille. – Il y a quelque chose de vrai dans vos paroles et, certes, quelque amusement que nous ayions à la lecture d'un roman purement moderne, nous goûtons rarement un plaisir artistique à le relire. Et ceci peut-être est le critérium élémentaire le meilleur de ce qui est ou n'est pas de la littérature. Si l'on ne peut trouver de jouissance à lire et à relire un livre, il n'est d'aucune utilité de le lire même une fois. Mais que dites-vous du retour à la Vie et à la Nature, panacée qu'on ne cesse de nous recommander?
Vivian. – Je vous lirai ce que je dis sur ce sujet. Le passage vient plus loin dans mon article mais je puis aussi bien vous le donner dès maintenant.
«Le cri le plus en vogue de notre temps est: «Retournons à la Vie et à la Nature»; elles recréeront pour nous un Art et feront couler dans ses veines un sang rouge; elles lui feront des pieds agiles, une main forte. Mais, hélas! nous sommes déçus dans nos efforts aimables et bien intentionnés. La Nature est toujours en retard sur l'époque. Et quant à la Vie, elle est le dissolvant qui détruit l'Art, l'ennemi qui dévaste sa demeure.
Cyrille. – Qu'entendez-vous par ces paroles: la Nature toujours en retard sur l'époque?
Vivian. – Peut-être est-ce un peu mystérieux. Voici le sens. Si nous voulons, par la Nature, désigner l'instinct simple et naturel en opposition à la culture consciente, l'œuvre produite sous son influence sera toujours démodée, surannée et périmée. Une touche de Nature peut rendre solidaire l'univers entier, mais deux touches détruiront toute œuvre d'Art. Si, d'un autre côté, nous regardons la Nature comme l'ensemble des phénomènes extérieurs à l'homme, les gens ne découvriront en elle que ce qu'ils lui apportent. Elle n'a pas d'idées propres. Wordsworth alla vers les lacs, mais ne fut jamais leur poète. Il ne trouva parmi les pierres que les sermons qu'il y avait déjà cachés. Il alla, moralisant, dans tous les districts, mais ce qu'il y a de bon dans son œuvre fut produit quand il revint, non pas à