La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01. Honore de Balzac

La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01 - Honore de Balzac


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j'eus l'honneur de voir l'illustre amiral de Portenduère chez cet excellent monsieur de Malesherbes, et chez monsieur le comte de Buffon, qui désirait le questionner sur plusieurs faits curieux de ses voyages. Il n'est pas impossible que feu monsieur de Portenduère, votre mari, s'y soit trouvé. La marine française était alors glorieuse, elle tenait tête à l'Angleterre, et le capitaine apportait dans cette partie sa quote-part de courage. Avec quelle impatience, en quatre-vingt-trois et quatre, attendait-on des nouvelles du camp de Saint-Roch! J'ai failli partir comme médecin des armées du roi. Votre grand-oncle, qui vit encore, l'amiral Kergarouët a soutenu dans ce temps-là son fameux combat, car il était sur la Belle-Poule.

      — Ah! s'il savait son petit-neveu en prison!

      — Monsieur le vicomte n'y sera plus dans deux jours, dit le vieux Minoret en se levant.

      Il tendit la main pour prendre celle de la vieille dame, qui se la laissa prendre, il y déposa un baiser respectueux, la salua profondément et sortit; mais il rentra pour dire au curé: — Voulez-vous, mon cher abbé, m'arrêter une place à la diligence pour demain matin?

      Le curé resta pendant une demi-heure environ à chanter les louanges du docteur Minoret, qui avait voulu faire et avait fait la conquête de la vieille dame.

      — Il est étonnant pour son âge, dit-elle; il parle d'aller à Paris et de faire les affaires de mon fils, comme s'il n'avait que vingt-cinq ans. Il a vu la bonne compagnie.

      — La meilleure, madame; et aujourd'hui plus d'un fils de pair de France pauvre serait bien heureux d'épouser sa pupille avec un million. Ah! si cette idée passait par le cœur de Savinien, les temps sont si changés que ce n'est pas de votre côté que seraient les plus grandes difficultés, après la conduite de votre fils.

      L'étonnement profond où cette dernière phrase jeta la vieille dame permit au curé de l'achever.

      — Vous avez perdu le sens, mon cher abbé Chaperon.

      — Vous y penserez, madame, et Dieu veuille que votre fils se conduise désormais de manière à conquérir l'estime de ce vieillard!

      — Si ce n'était pas vous, monsieur le curé, dit madame de Portenduère, si c'était un autre qui me parlât ainsi...

      — Vous ne le verriez plus, dit en souriant l'abbé Chaperon. Espérons que votre cher fils vous apprendra ce qui se passe à Paris en fait d'alliances. Vous songerez au bonheur de Savinien, et après avoir déjà compromis son avenir ne l'empêchez pas de se faire une position.

      — Et c'est vous qui me dites cela!

      — Si je ne vous le disais point, qui donc vous le dirait! s'écria le prêtre en se levant et faisant une prompte retraite.

      Le curé vit Ursule et son parrain tournant sur eux-mêmes dans la cour. Le faible docteur avait été tant tourmenté par sa filleule qu'il venait de céder: elle voulait aller à Paris et lui donnait mille prétextes. Il appela le curé, qui vint, et le pria de retenir tout le coupé pour lui le soir même si le bureau de la diligence était encore ouvert. Le lendemain, à six heures et demie du soir, le vieillard et la jeune fille arrivèrent à Paris, où, dans la soirée même, le docteur alla consulter son notaire. Les événements politiques étaient menaçants. Le juge de paix de Nemours avait dit plusieurs fois la veille au docteur, pendant sa conversation, qu'il fallait être fou pour conserver un sou de rente dans les fonds tant que la querelle élevée entre la Presse et la Cour ne serait pas vidée. Le notaire de Minoret approuva le conseil indirectement donné par le juge de paix. Le docteur profita donc de son voyage pour réaliser ses actions industrielles et ses rentes, qui toutes se trouvaient en hausse, et déposer ses capitaux à la Banque. Le notaire engagea son vieux client à vendre aussi les fonds laissés par monsieur de Jordy à Ursule, et qu'il avait fait valoir en bon père de famille. Il promit de mettre en campagne un agent d'affaires excessivement rusé pour traiter avec les créanciers de Savinien; mais il fallait, pour réussir, que le jeune homme eût le courage de rester quelques jours encore en prison.

      — La précipitation dans ces sortes d'affaires coûte au moins quinze pour cent, dit le notaire au docteur. Et d'abord vous n'aurez pas vos fonds avant sept ou huit jours.

      Quand Ursule apprit que Savinien serait encore au moins une semaine en prison, elle pria son tuteur de la laisser l'y accompagner une seule fois. Le vieux Minoret refusa. L'oncle et la nièce étaient logés dans un hôtel de la rue Croix-des-Petits-Champs, où le docteur avait pris tout un appartement convenable; et, connaissant la religion de sa pupille, il lui fit promettre de n'en point sortir quand il serait dehors pour ses affaires. Le bonhomme promenait Ursule dans Paris, lui faisait voir les passages, les boutiques, les boulevards; mais rien ne l'amusait ni ne l'intéressait.

      — Que veux-tu? lui disait le vieillard.

      — Voir Sainte-Pélagie, répondait-elle avec obstination.

      Minoret prit alors un fiacre et la mena jusqu'à la rue de la Clef, où la voiture stationna devant l'ignoble façade de cet ancien couvent transformé en prison. La vue de ces hautes murailles grisâtres dont toutes les fenêtres sont grillées, celle de ce guichet où l'on ne peut entrer qu'en se baissant (horrible leçon!), cette masse sombre dans un quartier plein de misères et où elle se dresse entourée de rues désertes comme une misère suprême: cet ensemble de choses tristes saisit Ursule et lui fit verser quelques larmes.

      — Comment, dit-elle, emprisonne-t-on des jeunes gens pour de l'argent? comment une dette donne-t-elle à un usurier un pouvoir que le roi lui-même n'a pas? Il est donc là! s'écria-t-elle. Et où, mon parrain? ajouta-t-elle en regardant de fenêtre en fenêtre.

      — Ursule, dit le vieillard, tu me fais faire des folies. Ce n'est pas l'oublier, cela.

      — Mais, reprit-elle, s'il faut renoncer à lui, dois-je aussi ne lui porter aucun intérêt? Je puis l'aimer et ne me marier à personne.

      — Ah! s'écria le bonhomme, il y a tant de raison dans ta déraison que je me repens de t'avoir amenée.

      Trois jours après, le vieillard avait les quittances en règle, les titres et toutes les pièces établissant la libération de Savinien. Cette liquidation, y compris les honoraires de l'homme d'affaires, s'était opérée pour une somme de quatre-vingt mille francs. Il restait au docteur huit cent mille francs, que son notaire lui fit mettre en bons du trésor, afin de ne pas perdre trop d'intérêts. Il gardait vingt mille francs en billets de banque pour Savinien. Le docteur alla lui-même lever l'écrou le samedi à deux heures, et le jeune vicomte, instruit déjà par une lettre de sa mère, remercia son libérateur avec une sincère effusion de cœur.

      — Vous ne devez pas tarder à venir voir votre mère, lui dit le vieux Minoret.

      Savinien répondit avec une sorte de confusion qu'il avait contracté dans sa prison une dette d'honneur, et raconta la visite de ses amis.

      — Je vous soupçonnais quelque dette privilégiée, s'écria le docteur en souriant. Votre mère m'emprunte cent mille francs, mais je n'en ai payé que quatre-vingt mille: voici le reste, ménagez-le bien, monsieur, et considérez ce que vous en garderez comme votre enjeu au tapis vert de la fortune.

      Pendant les huit derniers jours Savinien avait fait des réflexions sur l'époque actuelle. La concurrence en toute chose exige de grands travaux à qui veut une fortune. Les moyens illégaux demandent plus de talent et de pratiques souterraines qu'une recherche à ciel ouvert. Les succès dans le monde, loin de donner une position, dévorent le temps et veulent énormément d'argent. Le nom de Portenduère, que sa mère lui disait tout-puissant, n'était rien à Paris. Son cousin le député, le comte de Portenduère, faisait petite figure au sein de la Chambre élective en présence de la Pairie, de la Cour, et n'avait pas trop de son crédit pour lui-même. L'amiral de Kergarouët n'existait que par sa femme. Il avait vu des orateurs, des gens venus du milieu social inférieur à la noblesse ou de petits gentilshommes être des personnages influents. Enfin l'argent était le pivot, l'unique moyen, l'unique


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