Histoire d'un casse-noisette. Dumas Alexandre
En conséquence, elle plaça le lit et le casse-noisette sur le rayon supérieur, tout contre le beau village où la cavalerie de Fritz était cantonnée; puis, ayant posé mademoiselle Claire sur son sofa, elle ferma l'armoire, et s'apprêtait à aller rejoindre mademoiselle Trudchen dans sa chambre à coucher, lorsque, dans toute la chambre, autour de la pauvre enfant, commencèrent à se faire entendre une foule de petits bruits sourds derrière les fauteuils, derrière le poêle, derrière les armoires. La grande horloge attachée au mur, et que surmontait, au lieu du coucou traditionnel, une grosse chouette dorée, ronronnait au milieu de tout cela de plus fort en plus fort, sans cependant se décider à sonner. Marie alors jeta les yeux sur elle, et vit que la grosse chouette dorée avait abattu ses ailes de manière à couvrir entièrement l'horloge, et qu'elle avançait tant qu'elle pouvait sa hideuse tête de chat aux yeux ronds et au bec recourbé; et alors le ronronnement, devenant plus fort encore, se changea en un murmure qui ressemblait à une voix, et l'on put distinguer ces mots qui semblaient sortir du bec de la chouette:
– Horloges, horloges, ronronnez toutes bien bas: le roi des souris a l'oreille fine. Boum, boum, boum, chantez seulement, chantez-lui sa vieille chanson. Boum, boum, boum, sonnez, clochettes, sonnez sa dernière heure, car bientôt ce sera fait de lui.
Et, boum, boum, boum, on entendit retentir douze coups sourds et enroués.
Marie avait très peur. Elle commençait à frissonner des pieds la tête, et elle allait s'enfuir, quand elle aperçut le parrain Drosselmayer assis sur la pendule à la place de la chouette, et dont les deux pans de la redingote jaune avaient pris la place des deux ailes pendantes de l'oiseau de nuit. A cette vue, elle s'arrêta clouée à sa place par l'étonnement, et elle se mit crier en pleurant:
– Parrain Drosselmayer, que fais-tu là-haut? Descends près de moi, et ne m'épouvante pas ainsi, méchant parrain Drosselmayer.
Mais, à ces paroles, commencèrent à la ronde un sifflement aigu et un ricanement enragé; puis bientôt on entendit des milliers de petits pieds trotter derrière les murs, puis on vit des milliers de petites lumières qui scintillaient à travers les fentes des cloisons; quand je dis des milliers de petites lumières, je me trompe, c'étaient des milliers de petits yeux brillants. Et Marie s'aperçut que de tous côtés il y avait une population de souris qui s'apprêtait à entrer. En effet, au bout de cinq minutes, par les jointures des portes, par les fentes du plancher, des milliers de souris pénétrèrent dans la chambre, et trott, trott, trott, hopp, hopp, hopp, commencèrent à galoper deçà, delà, et bientôt se mirent en rang de la même façon que Fritz avait l'habitude de disposer ses soldats pour la bataille. Ceci parut fort plaisant à Marie; et, comme elle ne ressentait pas pour les souris cette terreur naturelle et puérile qu'éprouvent les autres enfants, elle allait s'amuser sans doute infiniment à ce spectacle, lorsque tout à coup elle entendit un sifflement si terrible, si aigu et si prolongé, qu'un froid glacial lui passa sur le dos. Au même instant, à ses pieds, le plancher se souleva, et, poussé par une puissance souterraine, le roi des souris, avec ses sept têtes couronnées, apparut à ses pieds, au milieu du sable, du plâtre et de la terre broyée, et chacune de ces sept têtes commença à siffloter et à grignoter hideusement, pendant que le corps auquel appartenaient ces sept têtes sortait à son tour. Aussitôt toute l'armée s'élança au-devant de son roi, en couicant trois fois en choeur; puis aussitôt, tout en gardant leurs rangs, les régiments de souris se mirent à courir par la chambre, se dirigeant vers l'armoire vitrée, contre laquelle Marie, enveloppée de tous côtés, commença à battre en retraite. Nous l'avons dit, ce n'était cependant pas une enfant peureuse; mais, quand elle se vit entourée de cette foule innombrable de souris, commandée par ce monstre à sept têtes, la frayeur s'empara d'elle, et son coeur commença de battre si fort, qu'il lui sembla qu'il voulait sortir de sa poitrine. Puis toute coup son sang parut s'arrêter, la respiration lui manqua; à demi évanouie, elle recula en chancelant; enfin, kling, kling, prrrr! et la glace de l'armoire vitrée, enfoncée par son coude, tomba sur le parquet, brisée en mille morceaux. Elle ressentit bien au moment même une vive douleur au bras gauche; mais, en même temps, son coeur se retrouva plus léger, car elle n'entendit plus ces horribles couics, couics, qui l'avaient si fort effrayée; en effet, tout était redevenu tranquille autour d'elle, les souris avaient disparu, et elle crut que, effrayées du bruit qu'avait fait la glace en se brisant, elles s'étaient réfugiées dans leurs trous.
Mais voilà que, presque aussitôt, succédant à ce bruit, commença dans l'armoire une rumeur étrange, et que de toutes petites voix aiguës criaient de toutes leurs faibles forces: «Aux armes! aux armes! aux armes!» Et, en même temps, la sonnerie du château se mit à sonner, et l'on entendait murmurer de tous côtés: «Allons, alerte, alerte! levons-nous: c'est l'ennemi. Bataille, bataille, bataille!
Marie se retourna. L'armoire était miraculeusement éclairée, et il s'y faisait un grand remue-ménage: tous les arlequins, les pierrots, les polichinelles et les pantins s'agitaient, couraient deçà, delà, s'exhortant les uns les autres, tandis que les poupées faisaient de la charpie et préparaient des remèdes pour les blessés. Enfin, casse-noisette lui-même rejeta tout à coup ses couvertures et sauta à bas au lit sur ses deux pieds à la fois, en criant:
– Knac! knac! knac! Stupide tas de souris, rentrez dans vos trous, ou, à l'instant même, vous allez avoir affaire à moi.
Mais, à cette menace, un grand sifflement retentit, et Marie s'aperçut que les souris n'étaient pas rentrées dans leurs trous, mais bien qu'elles s'étaient, effrayées par le bruit du verre cassé, réfugiées sous les tables et sous les fauteuils; d'o elles commençaient à sortir.
De son côté, casse-noisette, loin d'être effrayé par le sifflement, parut redoubler de courage.
– Ah! misérable roi des souris, s'écria-t-il; c'est donc toi; tu acceptes enfin le combat que je t'offre depuis si longtemps. Viens donc; et que cette nuit décide de nous deux. Et vous, mes bons amis, mes compagnons, mes frères, s'il est vrai que nous nous sommes liés de quelque tendresse dans la boutique de Zacharias, soutenez-moi dans ce rude combat. Allons, en avant! et qui m'aime me suive!
Jamais proclamation ne fit un effet pareil: deux arlequins, un pierrot, deux polichinelles et trois pantins s'écrièrent à haute voix:
– Oui, seigneur, comptez sur nous, à la vie, à la mort! Nous vaincrons sous vos ordres, ou nous périrons avec vous.
A ces paroles, qui lui prouvaient qu'il y avait de l'écho dans le coeur de ses amis, casse-noisette se sentit tellement électrisé, qu'il tira son sabre, et, sans calculer la hauteur effrayante o il se trouvait, il s'élança du deuxième rayon. Marie, en voyant ce saut périlleux, jeta un cri, car casse-noisette ne pouvait manquer de se briser; lorsque mademoiselle Claire, qui était dans le rayon inférieur, s'élança de son sofa, et reçut casse-noisette entre ses bras.
– Ah! chère et bonne petite Claire, s'écria Marie en joignant ses deux mains avec attendrissement, comme je t'ai méconnue!
Mais mademoiselle Claire, tout entière à la situation, disait au casse-noisette:
– Comment, blessé et souffrant déjà comme vous l'êtes, Monseigneur, vous risquez-vous dans de nouveaux dangers? Contentez-vous de commander; laissez les antres combattre. Votre courage est connu, et ne peut rien gagner à fournir de nouvelles preuves.
Et, en disant ces paroles, mademoiselle Claire essayait de retenir le valeureux casse-noisette en le pressant contre son corsage de satin; mais celui-ci se mit à gigotter et à gambiller de telle sorte, que mademoiselle Claire fut forcée de le laisser échapper; il glissa donc de ses bras, et, tombant sur ses pieds avec une grâce parfaite, il mit un genou en terre, et lui dit:
– Princesse, soyez sûre que, quoique vous ayez à une certaine époque été injuste envers moi, je me souviendrai toujours de vous, même au milieu de la bataille.
Alors mademoiselle Claire se pencha le plus qu'elle put, et, le saisissant par son petit bras, elle le força de se relever; puis, détachant avec vivacité sa ceinture tout étincelante de paillettes, elle en fit une écharpe qu'elle voulut passer au cou du jeune héros; mais celui-ci recula de deux pas, et, tout en s'inclinant en témoignage de sa reconnaissance pour une si grande faveur, il détacha le petit ruban