Histoire de la Guerre de Trente Ans. Friedrich von Schiller

Histoire de la Guerre de Trente Ans - Friedrich von Schiller


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pressant que l'intérêt national ou l'amour de la patrie, et tout à fait indépendant des relations civiles, vint animer chaque citoyen et des États tout entiers. Cet intérêt pouvait unir ensemble plusieurs États, et même les plus éloignés, tandis qu'il était possible que ce lien manquât à des sujets d'un même souverain. Le calviniste français eut avec le réformé génevois, anglais, allemand, hollandais, un point de contact, qu'il n'avait pas avec ses concitoyens catholiques. Il cessait donc, en un point essentiel, d'être citoyen d'un seul État, et de concentrer sur ce seul État toute son attention et tout son intérêt. Son cercle s'agrandit; il commence à lire son sort futur dans celui de peuples étrangers qui partagent sa croyance, et à faire sa cause de la leur. Ce fut seulement alors que les princes purent se hasarder à porter des affaires étrangères devant l'assemblée de leurs États; qu'ils purent espérer d'y trouver un accueil favorable et de prompts secours. Ces affaires étrangères sont devenues celles du pays, et l'on s'empresse de tendre aux frères en la foi une main secourable, qu'on eût refusée au simple voisin et plus encore au lointain étranger. L'habitant du Palatinat quitte maintenant ses foyers, pour combattre en faveur de son coreligionnaire français contre l'ennemi commun de leur croyance. Le sujet français prend les armes contre une patrie qui le maltraite et va répandre son sang pour la liberté de la Hollande. Maintenant on voit Suisses contre Suisses, Allemands contre Allemands, armés en guerre pour décider, sur les rives de la Loire et de la Seine, la succession au trône de France. Le Danois franchit l'Eider et le Suédois le Belt, afin de briser les chaînes forgées pour l'Allemagne.

      Il est très-difficile de dire ce que seraient devenues la réformation et la liberté de l'Empire, si la redoutable maison d'Autriche n'avait pris parti contre elles; mais ce qui paraît démontré, c'est que rien n'a plus arrêté les princes autrichiens dans leurs progrès vers la monarchie universelle que la guerre opiniâtre qu'ils firent aux nouvelles opinions. Dans aucune autre circonstance, il n'eût été possible aux princes moins puissants de contraindre leurs sujets aux sacrifices extraordinaires à l'aide desquels ils résistèrent au pouvoir de l'Autriche; dans aucune autre circonstance, les divers États n'auraient pu se réunir contre l'ennemi commun.

      Jamais l'Autriche n'avait été plus puissante qu'après la victoire de Charles-Quint à Mühlberg, où il avait triomphé des Allemands. La liberté de l'Allemagne semblait anéantie à jamais avec la ligue de Smalkalde: mais on la vit renaître avec Maurice de Saxe, naguère son plus dangereux ennemi. Tous les fruits de la victoire de Mühlberg périrent au congrès de Passau et à la diète d'Augsbourg, et tous les préparatifs de l'oppression temporelle et spirituelle aboutirent à des concessions et à la paix.

      A la diète d'Augsbourg, l'Allemagne se divisa en deux religions et en deux partis politiques: elle ne se divisa qu'alors, parce qu'alors seulement la séparation devint légale. Jusque-là, on avait considéré les protestants comme des rebelles: on résolut alors de les traiter comme des frères, non qu'on les reconnût pour tels, mais parce qu'on y était forcé. La confession d'Augsbourg osa se placer dès lors à côté de la foi catholique, mais seulement comme une voisine tolérée, avec des droits provisoires de sœur. Tout membre séculier de l'Empire eut le droit de déclarer unique et dominante, sur son territoire, la religion qu'il professait, et d'interdire le libre exercice du culte à la communion rivale; il fut permis à tout sujet de quitter le pays où sa religion était opprimée. Alors, pour la première fois, la doctrine de Luther eut donc pour elle une sanction positive: si elle rampait dans la poussière en Bavière et en Autriche, elle avait la consolation de trôner en Saxe et en Thuringe. Toutefois, au souverain seul était réservé le droit de décider quelle religion serait professée ou proscrite dans ses provinces; quant aux sujets, qui n'avaient point de représentants à la diète, le traité ne s'occupa guère de leurs intérêts. Seulement, dans les principautés ecclésiastiques, où la religion catholique resta irrévocablement dominante, le libre exercice du culte fut stipulé en faveur des sujets protestants qui l'étaient avant cette époque, et encore sous la seule garantie personnelle de Ferdinand, roi des Romains, qui avait ménagé cette paix: garantie contre laquelle avait protesté la partie catholique de l'Empire, et qui, insérée dans le traité de paix avec cette protestation, ne reçut point force de loi.

      Au reste, si les opinions avaient seules divisé les esprits, avec quelle indifférence n'aurait-on pas considéré cette division! Mais à ces opinions étaient attachés des richesses, des dignités, des droits: circonstance qui rendit la séparation infiniment plus difficile. De deux frères qui avaient joui jusqu'alors en commun de leur patrimoine, l'un abandonnait la maison paternelle; de là résultait la nécessité de partager avec celui qui restait. Le père, n'ayant pu pressentir cette séparation, n'avait rien décidé pour ce cas. Pendant dix siècles, les bénéfices fondés par les ancêtres avaient formé successivement la richesse de l'Église, et ces ancêtres appartenaient aussi bien à celui qui partait qu'à son frère qui demeurait. Or, le droit de succession était-il attaché uniquement à la maison paternelle, ou tenait-il au sang? Les donations avaient été faites à l'Église catholique, parce qu'alors il n'en existait point encore d'autre; au frère aîné, parce qu'alors il était fils unique. Le droit d'aînesse serait-il appliqué dans l'Église, comme dans les familles nobles? De quelle valeur était la préférence accordée à une partie, quand l'autre ne pouvait pas encore lui être opposée? Les luthériens pouvaient-ils être exclus de la jouissance de ces biens, que pourtant leurs ancêtres avaient contribué à fonder, et en être exclus pour ce seul motif qu'à l'époque de la fondation on ne connaissait pas encore cette division en luthériens et en catholiques? Les deux partis ont débattu et débattent encore cette question avec des arguments spécieux; mais il serait aussi difficile à l'un qu'à l'autre de prouver son droit. Le droit n'a de décisions que pour les cas supposables, et peut-être les fondations ecclésiastiques ne sont-elles pas de ce nombre, du moins lorsqu'on étend les volontés des fondateurs à des propositions dogmatiques. Comment supposer une donation éternelle faite à une opinion variable?

      Quand le droit ne peut pas décider, la force décide, et c'est ce qui arriva ici. L'une des parties garda ce qu'on ne pouvait plus lui ôter; l'autre défendit ce qu'elle avait encore. Toutes les abbayes, tous les évêchés sécularisés avant la paix demeurèrent aux protestants; mais les catholiques prirent leurs sûretés en stipulant, par une réserve spéciale, qu'on n'en séculariserait plus d'autres à l'avenir. Tout possesseur d'une fondation ecclésiastique directement soumise à l'Empire, électeur, évêque ou abbé, est déchu de ses bénéfices et dignités, aussitôt qu'il passe à l'Église protestante; il doit évacuer ses possessions sur-le-champ, et le chapitre procède à une nouvelle élection, comme si la place était devenue vacante par un cas de mort. L'Église catholique d'Allemagne repose encore aujourd'hui sur cette ancre sacrée de la réserve ecclésiastique, qui fit dépendre de leur profession de foi toute l'existence temporelle des princes appartenant à l'Église. Que deviendrait cette Église, si l'ancre se brisait? Les membres protestants de l'Empire opposèrent à la réserve une opiniâtre résistance, et, s'ils finirent par l'admettre dans le traité de paix, ce fut avec cette addition expresse que les deux parties ne s'étaient pas mises d'accord sur ce point. Pouvait-il être plus obligatoire pour eux que ne l'était pour les catholiques la garantie de Ferdinand en faveur des sujets protestants dans les domaines ecclésiastiques? La paix laissait donc subsister deux points litigieux, et c'est à leur sujet que la guerre s'alluma.

      C'est ainsi que les choses se passèrent pour la liberté religieuse et les biens ecclésiastiques; il n'en fut pas autrement des droits et des dignités. Le système de l'Empire germanique était calculé pour une seule Église, parce qu'il n'en existait qu'une dans le temps où ce système prit naissance. L'Église s'est partagée, la religion divise la diète en deux partis: et l'on voudrait cependant que le système entier de l'Empire en suivit un seul exclusivement? Autrefois, tous les empereurs furent des fils de l'Église romaine, parce qu'elle était sans rivale en Allemagne; mais était-ce le rapport avec Rome qui constituait l'empereur des Allemands, et n'était-ce pas plutôt l'Allemagne qui se représentait dans son empereur? A l'ensemble du corps germanique appartient aussi la partie protestante: comment sera-t-elle représentée dans une suite non interrompue d'empereurs catholiques? Les membres de la diète se jugent eux-mêmes dans le tribunal suprême de l'Empire, parce que ce sont eux qui nomment les juges. Qu'ils soient eux-mêmes leurs juges,


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