Son Excellence Eugène Rougon. Emile Zola
de se coucher sur un des canapés et de s'y endormir, dans cette odeur.
Il fut brusquement réveillé par un bruit de voix. Un grand vieillard, qu'il n'avait pas vu entrer, baisait sur le front Clorinde, qui se penchait en souriant, au bord de la table.
«Bonjour, mignonne, disait-il. Comme tu es belle! Tu montres donc tout ce que tu as?» Il eut un léger ricanement, et comme Clorinde, confuse, ramassait son bout de dentelle noire:
«Non, non, reprit-il vivement, c'est très joli, tu peux tout montrer, va!.. Ah! ma pauvre enfant, j'en ai vu bien d'autres!» Puis, se tournant vers Rougon qu'il traita de «cher collègue», il lui serra la main, en ajoutant:
«Une gamine qui s'est oubliée plus d'une fois sur mes genoux, quand elle était petite! Maintenant, ça vous a une poitrine qui vous éborgne!» C'était le vieux M. de Plouguern. Il avait soixante-dix ans. Sous Louis-Philippe, envoyé à la Chambre par le Finistère, il fut un des députés légitimistes qui firent le pèlerinage de Belgrave-Square; et il donna sa démission, à la suite du vote de flétrissure, dont ses compagnons et lui furent frappés. Plus tard, après les journées de février, il montra une tendresse soudaine pour la république, qu'il acclama vigoureusement sur les bancs de la Constituante. Maintenant, depuis que l'empereur lui avait assuré au Sénat une retraite méritée, il était bonapartiste. Seulement, il savait l'être en gentil-homme, son humilité grande se permettait parfois le ragoût d'une pointe d'opposition. L'ingratitude l'amusait. Sceptique jusqu'aux moelles, il défendait la religion et la famille. Il croyait devoir cela à son nom, un des plus illustres de la Bretagne. Certains jours, il trouvait l'empire immoral, et il le disait tout haut. Lui, avait vécu une vie d'aventures suspectes, très dissolu, très inventif, raffinant les jouissances; on racontait sur sa vieillesse des anecdotes qui faisaient rêver les jeunes gens. Ce fut pendant un voyage en Italie qu'il connut la comtesse Balbi, dont il resta l'amant près de trente ans; après des séparations qui duraient des années, ils se remettaient ensemble, pour trois nuits, dans les villes où ils se rencontraient. Une histoire voulait que Clorinde fût sa fille; mais ni lui ni la comtesse n'en savaient réellement rien; et, depuis que l'enfant devenait femme, grasse et désirable, il affirmait avoir beaucoup fréquenté son père, autrefois. Il la couvait de ses yeux restés vifs, et prenait avec elle des familiarités fort libres de vieil ami. M. de Plouguern, grand, sec, osseux, avait une ressemblance avec Voltaire, pour lequel il pratiquait une dévotion secrète.
«Parrain, tu ne regardes pas mon portrait?» cria Clorinde.
Elle l'appelait parrain, par amitié. Il s'était avancé derrière Luigi, clignant les yeux en connaisseur.
«Délicieux!» murmura-t-il.
Rougon s'approcha, Clorinde elle-même sauta de la table, pour voir. Et tous trois se pâmèrent. La peinture était très propre. Le peintre avait déjà couvert la toile entière d'un léger frottis rose, blanc, jaune, qui gardait des pâleurs d'aquarelle. Et la figure souriait d'un air joli de poupée, avec ses lèvres arquées, ses sourcils recourbés, ses joues frottées de vermillon tendre. C'était une Diane à mettre sur une boîte de pastilles.
«Oh! voyez donc là, près de l'œil, cette petite lentille, dit Clorinde en tapant les mains d'admiration. Ce Luigi, il n'oublie rien!» Rougon, que les tableaux ennuyaient d'ordinaire, était charmé. Il comprenait l'art, en ce moment. Il porta ce jugement, d'un ton très convaincu:
«C'est admirablement dessiné:
– Et la couleur est excellente, reprit M. de Plouguern. Ces épaules sont de la chair… Très agréables, les seins. Celui de gauche surtout est d'une fraîcheur de rose… Hein! quels bras! Cette mignonne vous a des bras étonnants! J'aime beaucoup le renflement au-dessus de la saignée; c'est d'un modelé parfait.» Et se tournant vers le peintre:
«Monsieur Pozzo, ajouta-t-il, tous mes compliments.
J'avais déjà vu une Baigneuse de vous. Mais ce portrait sera supérieur… Pourquoi n'exposez-vous pas? J'ai connu un diplomate qui jouait merveilleusement du violon; cela ne l'a pas empêché de faire son chemin.»
Luigi, très flatté, s'inclinait. Cependant, le jour baissait, et comme il voulait finir une oreille, disait-il, il pria Clorinde de reprendre la pose pour dix minutes au plus. M. de Plouguern et Rougon continuèrent à causer peinture. Celui-ci avouait que des études spéciales l'avaient empêché de suivre le mouvement artistique des dernières années; mais il protestait de son admiration pour les belles œuvres. Il en vint à déclarer que la couleur le laissait assez froid; un beau dessin le satisfaisait pleinement, un dessin qui fût capable d'élever et d'inspirer de grandes pensées. Quant à M. de Plouguern, il n'aimait que les anciens; il avait visité tous les musées de l'Europe, il ne comprenait pas qu'on eût assez de hardiesse pour oser peindre encore. Pourtant, le mois précédent, il avait fait décorer un petit salon par un artiste que personne ne connaissait et qui avait vraiment bien du talent.
«Il m'a peint des petits Amours, des fleurs, des feuillages tout à fait extraordinaires, dit-il. Positivement, on cueillerait les fleurs. Et il y a là-dedans des insectes, papillons, mouches, hannetons, qu'on croirait vivants.
Enfin, c'est très gai… Moi, j'aime la peinture gaie.
– L'art n'est pas fait pour ennuyer», conclut Rougon.
A ce moment, comme ils marchaient côte à côte, à petits pas, M. de Plouguern écrasa, sous le talon de sa bottine, quelque chose qui éclata avec le léger bruit d'un pois fulminant.
«Qu'est-ce donc?» cria-t-il.
Il ramassa un chapelet glissé d'un fauteuil, sur lequel Clorinde avait dû vider ses poches. Un des grains de verre, près de la croix, était pulvérisé; la croix elle-même, toute petite, en argent, avait un de ses bras replié et aplati. Le vieillard balança le chapelet, ricanant, disant:
«Mignonne, pourquoi donc laisses-tu traîner ces joujoux-là?» Mais Clorinde était devenue pourpre. Elle se précipita du haut de la table, les lèvres gonflées, les yeux brouillés par la colère, se couvrant les épaules à la hâte, balbutiant:
«Méchant! méchant! il a brisé mon chapelet!»
Et elle le lui arracha. Elle pleurait comme une enfant.
«Là, là, disait M. de Plouguern riant toujours. Voyez-vous ma dévote! L'autre matin, elle a failli me crever les yeux, parce qu'en apercevant un rameau de buis au fond de son alcôve, je lui demandais ce qu'elle balayait avec ce petit balai-là… Ne pleure plus, grosse bête! Je ne lui ai rien cassé, au Bon Dieu.
– Si, si cria-t-elle, vous lui avez fait du mal!» Elle ne le tutoyait plus. De ses mains tremblantes, elle achevait d'enlever la perle de verre. Puis, avec un redoublement de sanglots, elle voulut arranger la croix.
Elle l'essuyait du bout des doigts, comme si elle avait vu des gouttes de sang perler sur le métal. Elle murmurait:
«C'est le pape qui m'en a fait cadeau, la première fois que je suis allée le voir avec maman. Il me connaît bien, le pape; il m'appelle "son bel apôtre", parce que je lui ai dit un jour que je serais contente de mourir pour lui… Un chapelet qui me portait bonheur. Maintenant, il n'aura plus de vertu, il attirera le diable…
– Voyons, donne-le-moi, interrompit M. de Plouguern. Tu vas t'abîmer les ongles, à vouloir raccommoder ça… L'argent, c'est dur, mignonne.» Il avait repris le chapelet, il tâchait de déplier le bras de la croix, délicatement, de façon à ne pas le casser.
Clorinde ne pleurait plus, les yeux fixes, très attentive.
Rougon, lui aussi, avançait la tête, avec un sourire; il était d'une irréligion déplorable, à ce point que la jeune fille avait failli rompre deux fois avec lui pour des plaisanteries déplacées.
«Fichtre! disait à demi-voix M. de Plouguern, il n'est pas tendre, le Bon Dieu. C'est que j'ai peur de le couper en deux… Tu aurais un Bon Dieu de rechange, petite.» Il fit un nouvel effort. La croix se rompit net.
«Ah! tant pis! s'écria-t-il. Cette fois, il est cassé.» Rougon s'était mis à rire. Alors, Clorinde, les yeux très noirs, la face convulsée, se recula, les regarda en face, puis de ses poings