Son Excellence Eugène Rougon. Emile Zola

Son Excellence Eugène Rougon - Emile Zola


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et l'on revient.» Il y eut un long silence. M. Kahn se mit à frotter son collier de barbe, satisfait, sachant ce qu'il voulait savoir. La veille, à la Chambre, il avait deviné juste, quand il insinuait que Rougon, voyant son crédit ébranlé aux Tuileries, était allé de lui-même au-devant d'une disgrâce, pour faire peau neuve; l'affaire Rodriguez lui offrait une superbe occasion de tomber en honnête homme.

      «Et que dit-on? demanda Rougon pour rompre le silence.

      – Moi, j'arrive, répondit Du Poizat. Cependant, tout à l'heure, dans un café, j'ai entendu un monsieur décoré qui approuvait vivement votre retraite.

      – Hier, Béjuin était très affecté, déclara à son tour M. Kahn; Béjuin vous aime beaucoup. C'est un garçon un peu éteint, mais d'une grande solidité… Le petit La Rouquette lui-même m'a paru très convenable. Il parle de vous en excellents termes.» Et la conversation continua sur les uns et sur les autres. Rougon, sans le moindre embarras, posait des questions, se faisait faire un rapport exact par le député, qui lui donna complaisamment les notes les plus précises sur l'attitude du Corps législatif à son égard.

      «Cet après-midi, interrompit Du Poizat, qui souffrait de n'avoir aucun renseignement à fournir, je me promènerai dans Paris, et demain matin, au saut du lit, j'en aurai long à vous conter.

      – A propos, s'écria M. Kahn en riant, j'oubliais de vous parler de Combelot!.. Non, jamais je n'ai vu un homme plus gêné…» Mais il s'arrêta devant un clignement d'yeux de Rougon, qui lui montrait le dos de Delestang, en ce moment monté sur une chaise et occupé à débarrasser le dessus d'une bibliothèque où des journaux s'entassaient. M. de Combelot avait épousé une sœur de Delestang. Ce dernier, depuis la disgrâce de Rougon, souffrait un peu de sa parenté avec un chambellan; aussi voulut-il montrer quelque crânerie. Il se tourna, il dit avec un sourire:

      «Pourquoi ne continuez-vous pas?.. Combelot est un sot. Hein? voilà le mot lâché!» Cette exécution aisée d'un beau-frère égaya beaucoup ces messieurs. Delestang, voyant son succès, poussa les choses jusqu'à se moquer de la barbe de Combelot, cette fameuse barbe noire, si célèbre parmi les dames.

      Puis, sans transition, il prononça gravement ces paroles, en jetant un paquet de journaux sur le tapis:

      «Ce qui fait la tristesse des uns fait la joie des autres.» Cette vérité ramena dans la conversation le nom de M. de Marsy. Rougon, le nez baissé, comme perdu au fond d'un portefeuille dont il examinait chaque poche, laissa ses amis se soulager. Ils parlaient de Marsy avec un emportement d'hommes politiques se ruant sur un adversaire. Les mots grossiers, les accusations abominables, les histoires vraies exagérées jusqu'au mensonge, pleuvaient dru. Du Poizat, qui avait connu Marsy autrefois, avant l'empire, affirmait qu'il était alors entretenu par sa maîtresse, une baronne dont il avait mangé les diamants en trois mois. M. Kahn prétendait que pas une affaire véreuse ne traînait sur la place de Paris, sans qu'on trouvât dedans la main de Marsy. Et ils s'échauffaient l'un l'autre, ils se renvoyaient des faits de plus en plus forts: dans une entreprise de mine, Marsy avait touché un pot-de-vin de quinze cent mille francs; il venait d'offrir, le mois dernier, un hôtel, à la petite Florence, des Bouffes, une bagatelle de six cent mille francs, sa part d'un trafic sur les actions des chemins de fer du Maroc; il n'y avait pas huit jours enfin, la grande affaire des canaux égyptiens, lancée par des créatures à lui, s'était écroulée avec un immense scandale, les actionnaires ayant su que pas un coup de pioche n'avait été donné, depuis deux ans qu'ils opéraient des versements. Puis, ils se jetèrent sur sa personne elle-même, s'efforçant de rapetisser sa haute mine d'aventurier élégant, parlant de maladies anciennes qui lui joueraient plus tard un mauvais tour, allant jusqu'à attaquer la galerie de tableaux qu'il réunissait alors.

      «C'est un bandit tombé dans la peau d'un vaudevilliste», finit par dire Du Poizat.

      Rougon releva lentement la tête. Il regarda les deux hommes de ses gros yeux.

      «Vous voilà bien avancés, dit-il. Marsy fait ses affaires, parbleu! comme vous voulez faire les vôtres… Nous ne nous entendons guère. Si je puis même lui casser les reins quelque jour, je les lui casserai volontiers.

      Mais tout ce que vous racontez là n'empêche pas que Marsy soit d'une jolie force. Si la fantaisie l'en prenait, il ne ferait qu'une bouchée de vous deux, je vous en préviens.».

      Et il quitta son fauteuil, las d'être assis, étirant ses membres. Puis, il ajouta, dans un gros bâillement:

      «D'autant plus, mes bons amis, que maintenant je ne pourrais plus me mettre en travers.

      – Oh! si vous vouliez, murmura Du Poizat avec un sourire mince, vous mèneriez Marsy fort loin. Vous avez bien ici quelques papiers qu'il achèterait cher.

      Tenez, là-bas, le dossier Lardenois, cette aventure dans laquelle il a joué un singulier rôle. Je reconnais une lettre de lui, très curieuse, que je vous ai apportée moi-même, dans le temps.» Rougon était allé jeter dans la cheminée les papiers dont il avait peu à peu empli la corbeille. La coupe de bronze ne suffisait plus.

      «On s'assomme, on ne s'égratigne pas, dit-il en haussant dédaigneusement les épaules. Tout le monde a de ces lettres bêtes qui traînent chez les autres.» Et il prit la lettre, l'enflamma à la bougie, s'en servit comme d'une allumette pour mettre le feu au tas de papiers, dans la cheminée. Il resta là un instant, accroupi, énorme, à surveiller les feuilles embrasées qui roulaient jusque sur le tapis. Certains gros papiers administratifs noircissaient, se tordaient comme des lames de plomb; des billets, des chiffons salis de vilaines écritures, brûlaient avec des petites langues bleues; tandis que, dans le brasier ardent, au milieu d'un pullulement d'étincelles, des fragments consumés restaient intacts, lisibles encore.

      A ce moment, la porte s'ouvrit, toute grande. Une voix disait en riant:

      «Bien, bien, je vous excuserai, Merle… Je suis de la maison. Si vous m'empêchiez d'entrer par ici, je ferais le tour par la salle des séances, parbleu!» C'était M. d'Escorailles, que Rougon, depuis six mois, avait fait nommer auditeur au Conseil d'État. Il amenait à son bras la jolie Mme Bouchard, toute fraîche dans une toilette claire de printemps. «Allons, bon! des femmes, maintenant!» murmura Rougon.

      Il ne quitta pas la cheminée tout de suite. Il demeura par terre, tenant la pelle, sous laquelle il étouffait la flamme, de peur d'incendie. Et il levait sa large face, l'air maussade. M. d'Escorailles ne se déconcerta pas.

      Lui et la jeune femme, dès le seuil, avaient cessé de se sourire, pour prendre une figure de circonstance.

      «Cher maître, dit-il, je vous amène une de vos amies qui tenait absolument à vous apporter ses regrets… Nous avons lu le Moniteur ce matin…

      – Vous avez lu le Moniteur, vous autres», gronda Rougon qui se décida enfin à se mettre debout.

      Mais il aperçut une personne qu'il n'avait pas encore vue. Il murmura, après avoir cligné les yeux:

      «Ah! monsieur Bouchard.» C'était le mari, en effet. Il venait d'entrer, derrière les jupes de sa femme, silencieux et digne. M. Bouchard avait soixante ans, la tête toute blanche, l'œil éteint, la face comme usée par ses vingt-cinq années de service administratif. Lui, ne prononça pas une parole. Il prit d'un air pénétré la main de Rougon, qu'il secoua trois fois, de haut en bas, énergiquement.

      «Eh bien, dit ce dernier, vous êtes très gentils d'être tous venus me voir; seulement, vous allez diablement me gêner… Enfin, mettez-vous de ce côté-là… Du Poizat, donnez votre fauteuil à madame.» Il se tournait, lorsqu'il se trouva en face du colonel Jobelin.

      «Vous aussi, colonel!» cria-t-il.

      La porte était restée ouverte, Merle n'avait pu s'opposer à l'entrée du colonel, qui montait l'escalier derrière les talons des Bouchard. Il tenait son fils par la main, un grand galopin de quinze ans, alors élève de troisième au lycée Louis-le-Grand.

      «J'ai voulu vous amener Auguste, dit-il. C'est dans le malheur que se révèlent les vrais amis… Auguste, donne une poignée de main.» Mais Rougon s'élançait vers l'anti-chambre, en criant:

      «Fermez donc la porte,


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