Le Rêve. Emile Zola

Le Rêve - Emile Zola


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à Thérèse, femme de Louis Franchomme, tous les deux fleuristes, demeurant à Paris.

      – Bon! je comprends, dit Hubertine. Tu as été malade, on t'a ramenée à Paris.

      Mais ce n'était pas encore ça, les Hubert ne surent toute l'histoire que lorsqu'ils l'eurent tirée d'Angélique, morceau à morceau. Louis Franchomme, qui était le cousin de maman Nini, avait dû retourner vivre un mois dans son village, afin de se remettre d'une fièvre; et c'était alors que sa femme Thérèse, se prenant d'une grande tendresse pour l'enfant, avait obtenu de l'emmener à Paris, où elle s'engageait à lui apprendre l'état de fleuriste. Trois mois plus tard, son mari mourait, elle se trouvait obligée, très souffrante elle-même, de se retirer chez son frère, le tanneur Rabier, établi à Beaumont. Elle y était morte dans les premiers jours de décembre, en confiant à sa belle-sœur la petite, qui, depuis ce temps, injuriée, battue, souffrait le martyre.

      – Les Rabier, murmura Hubert, les Rabier, oui, oui! des tanneurs, au bord du Ligneul, dans la ville basse. Le mari boit, la femme a une mauvaise conduite.

      – Ils me traitaient d'enfant de la borne, poursuivit Angélique, révoltée, enragée de fierté souffrante. Ils disaient que le ruisseau était assez bon pour une bâtarde. Quand elle m'avait rouée de coups, la femme me mettait de la pâtée par terre, comme à son chat; et encore je me couchais sans manger souvent…

      Ah! je me serais tuée à la fin!..

      Elle eut un geste de furieux désespoir.

      – Le matin de la Noël, hier, ils ont bu, ils se sont jetés sur moi, en menaçant de me faire sauter les yeux avec le pouce, histoire de rire. Et puis, ça n'a pas marché, ils ont fini par se battre, à si grands coups de poing, que je les ai crus morts, tombés tous les deux en travers de la chambre… Depuis longtemps, j'avais résolu de me sauver. Mais je voulais mon livre. Maman Nini me le montrait des fois, en disant: «Tu vois, c'est tout ce que tu possèdes, car, si tu n'avais pas ça, tu n'aurais rien.» Et je savais où ils le cachaient, depuis la mort de maman Thérèse, dans le tiroir du haut de la commode… Alors, je les ai enjambés, j'ai pris le livre, j'ai couru en le serrant sous mon bras, contre ma peau. Il était trop grand, je m'imaginais que tout le monde le voyait, qu'on allait me le voler. Oh! j'ai couru, j'ai couru! et, quand la nuit a été noire, j'ai eu froid sous cette porte, Oh! j'ai eu froid, à croire que je n'étais plus en vie. Mais ça ne fait rien, je ne l'ai pas lâché, le voilà! Et, d'un brusque élan, comme les Hubert le refermaient pour le lui rendre, elle le leur arracha. Puis, assise, elle s'abandonna sur la table, le tenant entre ses bras et sanglotant, la joue contre la couverture de toile rose. Une humilité affreuse abattait son orgueil, tout son être semblait se fondre, dans l'amertume de ces quelques pages aux coins usés, de cette pauvre chose, qui était son trésor, l'unique lien qui la rattachât à la vie du monde. Elle ne pouvait vider son cœur d'un si grand désespoir, ses larmes coulaient, coulaient sans fin; et, sous cet écrasement, elle avait retrouvé sa jolie figure de gamine blonde, à l'ovale un peu allongé, très pur, ses yeux de violette que la tendresse pâlissait, l'élancement délicat de son col qui la faisait ressembler à une petite vierge de vitrail.

      Tout d'un coup elle saisit la main d'Hubertine, elle y colla ses lèvres avides de caresses, elle la baisa passionnément.

      Les Hubert en eurent l'âme retournée, bégayant, près de pleurer eux-mêmes.

      – Chère, chère enfant!

      Elle n'était donc pas encore tout à fait mauvaise? Peut-être pourrait-on la corriger de cette violence qui les avait effrayés.

      – Oh! je vous en prie, ne me reconduisez pas chez les autres, balbutia-t-elle, ne me reconduisez pas chez les autres! Le mari et la femme s'étaient regardés. Justement, depuis l'automne, ils faisaient le projet de prendre une apprentie à demeure, quelque fillette qui égaierait la maison, si attristée de leurs regrets d'époux stériles. Et ce fut décidé tout de suite.

      – Veux-tu? demanda Hubert. Hubertine répondit sans hâte, de sa voix calme:

      – Je veux bien. Immédiatement, ils s'occupèrent des formalités. Le brodeur alla conter l'aventure au juge de paix du canton nord de Beaumont, M. Grandsire, un cousin de sa femme, le seul parent qu'elle eût revu; et celui-ci se chargea de tout, écrivit à l'Assistance publique, où Angélique fut aisément reconnue, grâce au numéro matricule, obtint qu'elle resterait comme apprentie chez les Hubert, qui avaient un grand renom d'honnêteté. Le sous-inspecteur de l'arrondissement, en venant régulariser le livret, passa avec le nouveau patron le contrat, par lequel ce dernier devait traiter l'enfant doucement, la tenir propre, lui faire fréquenter l'école et la paroisse, avoir un lit pour la coucher seule.

      De son côté, l'Administration s'engageait à lui payer les indemnités et délivrer les vêtures, conformément à la règle.

      En dix jours, ce fut fait. Angélique couchait en haut, près du grenier, dans la chambre du comble, sur le jardin: et elle avait déjà reçu ses premières leçons de brodeuse. Le dimanche matin, avant de la conduire à la messe, Hubertine ouvrit devant elle le vieux bahut de l'atelier, où elle serrait l'or fin.

      Elle tenait le livret, elle le mit au fond d'un tiroir, en disant:

      – Regarde où je le place, pour que tu puisses le prendre, si tu en as l'envie, et que tu te souviennes.

      Ce matin-là, en entrant à l'église, Angélique se trouva de nouveau sous la porte Sainte-Agnès. Un faux dégel s'était produit dans la semaine, puis le froid avait recommencé, si rude, que la neige des sculptures, à demi fondue, venait de se figer en une floraison de grappes et d'aiguilles. C'était maintenant toute une glace, des robes transparentes, aux dentelles de verre, qui habillaient les vierges. Dorothée tenait un flambeau dont la coulure limpide lui tombait des mains. Cécile portait une couronne d'argent d'où ruisselaient des perles vives. Agathe, sur sa gorge mordue par les tenailles, était cuirassée d'une armure de cristal. Et les scènes du tympan, les petites vierges des voussures semblaient être ainsi, depuis des siècles, derrière les vitres et les gemmes d'une châsse géante. Agnès, elle, laissait traîner un manteau de cour, filé de lumière, brodé d'étoiles. Son agneau avait une toison de diamants, sa palme était devenue couleur de ciel.

      Toute la porte resplendissait, dans la pureté du grand froid.

      Angélique se souvint de la nuit qu'elle avait passée là, sous la protection des vierges. Elle leva la tête et leur sourit.

      II

      Beaumont est fait de deux villes complètement séparées et distinctes: Beaumont-l'Église, sur la hauteur, avec sa vieille cathédrale du douzième siècle, son évêché qui date seulement du dix-septième, ses mille âmes à peine, serrées, étouffées au fond de ses rues étroites; et Beaumont-la-Ville, en bas du coteau, sur le bord du Ligneul, un ancien faubourg que la prospérité de ses fabriques de dentelles et de batistes a enrichi, élargi, au point qu'il compte près de dix mille habitants, des places spacieuses, une jolie sous-préfecture, de goût moderne.

      Les deux cantons, le canton nord et le canton sud, n'ont guère ainsi, entre eux, que des rapports administratifs. Bien qu'à une trentaine de lieues de Paris, où l'on va en deux heures, Beaumont-l'Église semble muré encore dans ses anciens remparts, dont il ne reste pourtant que trois portes. Une population stationnaire, spéciale, y vit de l'existence que les aïeux y ont menée de père en fils, depuis cinq cents ans.

      La cathédrale explique tout, a tout enfanté et conserve tout.

      Elle est la mère, la reine, énorme au milieu du petit tas des maisons basses, pareilles à une couvée abritée frileusement sous ses ailes de pierre. On n'y habite que pour elle et par elle; les industries ne travaillent, les boutiques ne vendent que pour la nourrir, la vêtir, l'entretenir, elle et son clergé; et, si l'on rencontre quelques bourgeois, c'est qu'ils y sont les derniers fidèles des foules disparues. Elle bat au centre, chaque rue est une de ses veines, la ville n'a d'autre souffle que le sien. De là, cette âme d'un autre âge, cet engourdissement religieux dans le passé, cette cité cloîtrée qui l'entoure, odorante d'un vieux parfum de paix et de foi.

      Et, de toute la cité mystique, la maison


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