L'Ingénu. Voltaire
mademoiselle de Kerkabon; j'avais toujours cru que le français était la plus belle de toutes les langues après le bas-breton.
Alors ce fut à qui demanderait à l'Ingénu comment on disait en huron du tabac, et il répondait taya: comment on disait manger, et il répondait essenten. Mademoiselle de Kerkabon voulut absolument savoir comment on disait faire l'amour; il lui répondit2 rovander; et soutint, non sans apparence de raison, que ces mots-là valaient bien les mots français et anglais qui leur correspondaient. Trovander parut très joli à tous les convives.
Monsieur le prieur, qui avait dans sa bibliothèque la grammaire hurone dont le révérend P. Sagar Théodat, récollet, fameux missionnaire, lui avait fait présent, sortit de table un moment pour l'aller consulter. Il revint tout haletant de tendresse et de joie; il reconnut l'Ingénu pour un vrai Huron. On disputa un peu sur la multiplicité des langues, et on convint que, sans l'aventure de la tour de Babel, toute la terre aurait parlé français.
L'interrogant bailli, qui jusque-là s'était défié un peu du personnage, conçut pour lui un profond respect; il lui parla avec plus de civilité qu'auparavant, de quoi l'Ingénu ne s'aperçut pas.
Mademoiselle de Saint-Yves était fort curieuse de savoir comment on fesait l'amour au pays des Hurons. En fesant de belles actions, répondit-il, pour plaire aux personnes qui vous ressemblent. Tous les convives applaudirent avec étonnement. Mademoiselle de Saint-Yves rougit et fut fort aise. Mademoiselle de Kerkabon rougit aussi, mais elle n'était pas si aise; elle fut un peu piquée que la galanterie ne s'adressât pas à elle; mais elle était si bonne personne, que son affection pour le Huron n'en fut point du tout altérée. Elle lui demanda, avec beaucoup de bonté, combien il avait eu de maîtresses en Huronie. Je n'en ai jamais eu qu'une, dit l'Ingénu; c'était mademoiselle Abacaba, la bonne amie de ma chère nourrice; les joncs ne sont pas plus droits, l'hermine n'est pas plus blanche, les moutons sont moins doux, les aigles moins fiers, et les cerfs ne sont pas si légers que l'était Abacaba. Elle poursuivait un jour un lièvre dans notre voisinage, environ à cinquante lieues de notre habitation; un Algonquin mal élevé, qui habitait cent lieues plus loin, vint lui prendre son lièvre; je le sus, j'y courus, je terrassai l'Algonquin d'un coup de massue, je l'amenai, aux pieds de ma maîtresse, pieds et poings liés. Les parents d'Abacaba voulurent le manger, mais je n'eus jamais de goût pour ces sortes de festins; je lui rendis sa liberté, j'en fis un ami. Abacaba fut si touchée de mon procédé qu'elle me préféra à tous ses amants. Elle m'aimerait encore si elle n'avait pas été mangée par un ours: j'ai puni l'ours, j'ai porté longtemps sa peau; mais cela ne m'a pas consolé.
Mademoiselle de Saint-Yves, à ce récit, sentait un plaisir secret d'apprendre que l'Ingénu n'avait eu qu'une maîtresse, et qu'Abacaba n'était plus; mais elle ne démêlait pas la cause de son plaisir. Tout le monde fixait les yeux sur l'Ingénu; on le louait beaucoup d'avoir empêché ses camarades de manger un Algonquin.
L'impitoyable bailli, qui ne pouvait réprimer sa fureur de questionner, poussa enfin la curiosité jusqu'à s'informer de quelle religion était M. le Huron; s'il avait choisi la religion anglicane, ou la gallicane, ou la huguenote? Je suis de ma religion, dit-il, comme vous de la vôtre. Hélas! s'écria la Kerkabon, je vois bien que ces malheureux Anglais n'ont pas seulement songé à le baptiser. Eh! mon Dieu, disait mademoiselle de Saint-Yves, comment se peut-il que les Hurons ne soient pas catholiques? Est-ce que les révérends pères jésuites ne les ont pas tous convertis? L'Ingénu l'assura que dans son pays on ne convertissait personne; que jamais un vrai Huron n'avait changé d'opinion, et que même il n'y avait point dans sa langue de terme qui signifiât inconstance. Ces derniers mots plurent extrêmement à mademoiselle de Saint-Yves.
Nous le baptiserons, nous le baptiserons, disait la Kerkabon à M. le prieur; vous en aurez l'honneur, mon cher frère; je veux absolument être sa marraine: M. l'abbé de Saint-Yves le présentera sur les fonts: ce sera une cérémonie bien brillante; il en sera parlé dans toute la Basse-Bretagne, et cela nous fera un honneur infini. Toute la compagnie seconda la maîtresse de la maison; tous les convives criaient: Nous le baptiserons! L'Ingénu répondit qu'en Angleterre on laissait vivre les gens à leur fantaisie. Il témoigna que la proposition ne lui plaisait point du tout, et que la loi des Hurons valait pour le moins la loi des Bas-Bretons; enfin il dit qu'il repartait le lendemain. On acheva de vider sa bouteille d'eau des Barbades, et chacun s'alla coucher.
Quand on eut reconduit l'Ingénu dans sa chambre, mademoiselle de Kerkabon et son amie mademoiselle de Saint-Yves ne purent se tenir de regarder par le trou d'une large serrure pour voir comment dormait un Huron. Elles virent qu'il avait étendu la couverture du lit sur le plancher, et qu'il reposait dans la plus belle attitude du monde.
CHAPITRE II
Le Huron, nommé l'Ingénu, reconnu de ses parents.
L'Ingénu, selon sa coutume, s'éveilla avec le soleil, au chant du coq, qu'on appelle en Angleterre et en Huronie la trompette du jour. Il n'était pas comme la bonne compagnie, qui languit dans un lit oiseux jusqu'à ce que le soleil ait fait la moitié de son tour, qui ne peut ni dormir ni se lever, qui perd tant d'heures précieuses dans cet état mitoyen entre la vie et la mort, et qui se plaint encore que la vie est trop courte.
Il avait déjà fait deux ou trois lieues, il avait tué trente pièces de gibier à balle seule, lorsqu'en rentrant il trouva monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne et sa discrète soeur, se promenant en bonnet de nuit dans leur petit jardin. Il leur présenta toute sa chasse, et en tirant de sa chemise une espèce de petit talisman qu'il portait toujours à son cou, il les pria de l'accepter en reconnaissance de leur bonne réception. C'est ce que j'ai de plus précieux, leur dit-il; on m'a assuré que je serais toujours heureux tant que je porterais ce petit brimborion sur moi, et je vous le donne afin que vous soyez toujours heureux.
Le prieur et mademoiselle sourirent avec attendrissement de la naïveté de l'Ingénu. Ce présent consistait en deux petits portraits assez mal faits, attachés ensemble avec une courroie fort grasse.
Mademoiselle de Kerkabon lui demanda s'il y avait des peintres en Huronie. Non, dit l'Ingénu; cette rareté me vient de ma nourrice; son mari l'avait eue par conquête, en dépouillant quelques Français du Canada qui nous avaient fait la guerre; c'est tout ce que j'en ai su.
Le prieur regardait attentivement ces portraits; il changea de couleur, il s'émut, ses mains tremblèrent. Par Notre-Dame de la Montagne, s'écria-t-il, je crois que voilà le visage de mon frère le capitaine et de sa femme! Mademoiselle, après les avoir considérés avec la même émotion, en jugea de même. Tous deux étaient saisis d'étonnement et d'une joie mêlée de douleur; tous deux s'attendrissaient; tous deux pleuraient; leur coeur palpitait; ils poussaient des cris; ils s'arrachaient les portraits; chacun d'eux les prenait et les rendait vingt fois en une seconde; ils dévoraient des yeux les portraits et le Huron; ils lui demandaient l'un après l'autre, et tous deux à-la-fois, en quel lieu, en quel temps, comment ces miniatures étaient tombées entre les mains de sa nourrice; ils rapprochaient, ils comptaient les temps depuis le départ du capitaine; ils se souvenaient d'avoir eu nouvelle qu'il avait été jusqu'au pays des Hurons, et que depuis ce temps ils n'en avaient jamais entendu parler.
L'Ingénu leur avait dit qu'il n'avait connu ni père ni mère. Le prieur, qui était homme de sens, remarqua que l'Ingénu avait un peu de barbe; il savait très bien que les Hurons n'en ont point. Son menton est cotonné, il est donc fils d'un homme d'Europe; mon frère et ma belle-soeur ne parurent plus après l'expédition contre les Hurons, en 1669: mon neveu devait alors être à la mamelle: la nourrice hurone lui a sauvé la vie et lui a servi de mère. Enfin, après cent questions et cent réponses, le prieur et sa soeur conclurent que le Huron était leur propre neveu. Ils l'embrassaient en versant des larmes; et l'Ingénu riait, ne pouvant s'imaginer qu'un Huron fût neveu d'un prieur bas-breton.
Toute la compagnie descendit; M. de Saint-Yves, qui était grand physionomiste, compara les deux portraits avec le visage de l'Ingénu; il fit très habilement remarquer qu'il avait les yeux de sa mère, le front et le nez de feu monsieur le capitaine de Kerkabon, et des joues qui tenaient de l'un et de l'autre.
Mademoiselle de Saint-Yves, qui
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Tous ces noms sont en effet hurons.