L'Œuvre. Emile Zola
sûr il s'y trouvait encore.
Claude, en entrant dans cette rue étroite, éprouva une sensation de fraîcheur. La journée devenait très chaude, et une humidité montait du pavé, qui, malgré le ciel pur, restait mouillé et gras, sous le continuel piétinement des passants. À chaque minute, des camions, des tapissières manquaient de l'écraser, lorsqu'une bousculade le forçait à quitter le trottoir. Pourtant, la rue l'amusait, avec la débandade mal alignée de ses maisons, des façades plates, bariolées d'enseignes jusqu'aux gouttières, trouées de minces fenêtres, où l'on entendait bruire tous les métiers en chambre de Paris. À un des passages les plus étranglés, une petite boutique de journaux le retint: c'était, entre un coiffeur et un tripier, un étalage de gravures imbéciles, des suavités de romance mêlées à des ordures de corps de garde. Plantés devant les images, un grand garçon pâle rêvait, deux gamines se poussaient en ricanant. Il les aurait giflés tous les trois, il se hâta de traverser la rue, car la maison de Fagerolles se trouvait juste en face, une vieille demeure sombre qui avançait sur les autres, mouchetée des éclaboussures boueuses du ruisseau. Et, comme un omnibus arrivait, il n'eut que le temps de sauter sur le trottoir, réduit là à une simple bordure: les roues lui frôlèrent la poitrine, il fut inondé jusqu'aux genoux.
M. Fagerolles, le père, fabricant de zinc d'art, avait ses ateliers au rez-de-chaussée; et, au premier étage, pour abandonner à ses magasins d'échantillons les deux grandes pièces éclairées sur la rue, il occupait, sur la cour, un petit logement obscur, d'un étouffement de cave. C'était là que son fils Henri avait poussé, en vraie plante du pavé parisien, au bord de ce trottoir mangé par les roues, trempé par le ruisseau, en face de la boutique à images, du tripier et du coiffeur. D'abord, son père avait fait de lui un dessinateur d'ornements, pour son usage personnel.
Puis, lorsque le gamin s'était révélé avec des ambitions plus hautes, s'attaquant à la peinture, parlant de l'École, il y avait eu des querelles, des gifles, une série de brouilles et de réconciliations. Aujourd'hui encore, bien qu'Henri eût remporté de premiers succès, le fabricant de zinc d'art, résigné à le laisser libre, le traitait durement, en garçon qui gâtait sa vie.
Après s'être secoué, Claude enfila le porche de la maison, une voûte profonde, béante sur une cour qui avait le jour verdâtre, l'odeur fade et moisie d'un fond de citerne. L'escalier s'ouvrait sous une marquise, au plein air, un large escalier, à vieille rampe dévorée de rouille.
Et, comme le peintre passait devant les magasins du premier étage, il aperçut, par une porte vitrée, M. Fagerolles en train d'examiner ses modèles. Alors, voulant être poli, il entra, malgré son écœurement d'artiste pour tout ce zinc peinturluré en bronze, tout ce joli affreux et menteur de l'imitation.
«Bonjour, monsieur… Est-ce qu'Henri est encore là?» Le fabricant, un gros homme blême, se redressa au milieu de ses porte-bouquet, de ses buires et de ses statuettes. Il tenait à la main un nouveau modèle de thermomètre, une jongleuse accroupie, qui portait sur son nez le léger tube, de verre.
… «Henri n'est pas rentré déjeuner», répondit-il sèchement.
Cet accueil troubla le jeune homme.
«Ah! il n'est pas rentré… Je vous demande pardon.
Bonsoir, monsieur.
– Bonsoir.» Dehors, Claude jura entre ses dents. Déveine complète, Fagerolles aussi lui échappait. Il s'en voulait maintenant d'être venu et de s'être intéressé à cette vieille rue pittoresque, furieux de la gangrène romantique qui repoussait quand même en lui: c'était son mal peut-être, l'idée fausse dont il se sentait parfois la barre en travers du crâne. Et lorsque, de nouveau, il retomba sur les quais, la pensée lui vint de rentrer, pour voir si son tableau était vraiment très mauvais. Mais cette pensée seule le secoua d'un tremblement. Son atelier lui semblait un lieu d'horreur, où il ne pouvait plus vivre, comme s'il y avait laissé le cadavre d'une affection morte. Non, non, monter les trois étages, ouvrir la porte, s'enfermer en face de ça: il lui aurait fallu une force au-dessus de son courage! Il traversa la Seine, il suivit toute la rue Saint-Jacques.
Tant pis! il était trop malheureux; il allait, rue d'Enfer, débaucher Sandoz.
Le petit logement, au quatrième, se composait d'une salle à manger, d'une chambre à coucher et d'une étroite cuisine, que le fils occupait; tandis que la mère, clouée par la paralysie, avait, de l'autre côté du palier, une chambre où elle vivait dans une solitude chagrine et volontaire. La rue était déserte, les fenêtres ouvraient sur le vaste jardin des Sourds-Muets, que dominaient la tête arrondie d'un grand arbre et le clocher carré de Saint-Jacques du Haut-Pas.
Claude trouva Sandoz dans sa chambre, courbé sur sa table, absorbé devant une page écrite.
«Je te dérange?
– Non, je travaille depuis ce matin, j'en ai assez… imagine toi, voici une heure que je m'épuise à retaper une phrase mal bâtie, dont le remords m'a torturé pendant tout mon déjeuner.» Le peintre eut un geste de désespoir; et, à le voir si lugubre, l'autre comprit.
«Hein? toi, ça ne va guère… Sortons. Un grand tour pour nous dérouiller un peu, veux-tu?» Mais, comme il passait devant la cuisine, une vieille femme l'arrêta. C'était sa femme de ménage, qui d'habitude venait deux heures le matin et deux heures le soir; seulement, le jeudi, elle restait l'après-midi entier, pour le dîner.
«Alors, demanda-t-elle, c'est décidé, monsieur: de la raie et un gigot avec des pommes de terre?
– Oui, si vous voulez.
– Et combien faut-il que je mette de couverts?
– Ah! ça, on ne sait jamais… Mettez toujours cinq couverts, on verra ensuite. Pour sept heures, n'est-ce pas? Nous tâcherons d'y être».
Puis, sur le palier, pendant que Claude attendait un instant, Sandoz se glissa chez sa mère; et, quand il en fut ressorti, du même mouvement discret et tendre, tous deux descendirent, silencieux. Dehors, après avoir flairé à gauche et à droite, comme pour prendre le vent, ils finirent par remonter la rue, tombèrent sur la place de l'Observatoire, enfilèrent le boulevard du Montparnasse.
C'était leur promenade ordinaire, ils y aboutissaient quand même, aimant ce large déroulement des boulevards extérieurs, où leur flânerie vaguait à l'aise. Ils ne parlaient toujours pas, la tête lourde encore, rassérénés peu à peu d'être ensemble. Devant la gare de l'Ouest seulement, Sandoz eut une idée.
«Dis donc, si nous allions chez Mahoudeau voir où en est sa grande machine? Je sais qu'il a lâché ses bons dieux aujourd'hui.
– C'est ça, répondit Claude. Allons chez Mahoudeau.» Ils s'engagèrent tout de suite dans la rue du Cherche-Midi. Le sculpteur Mahoudeau avait loué, à quelques pas du boulevard, la boutique d'une fruitière tombée en faillite; et il s'y était installé, en se contentant de barbouiller les vitres d'une couche de craie. À cet endroit, large et déserte, la rue est d'une bonhomie provinciale, adoucie encore d'une pointe d'odeur ecclésiastique: des portes charretières restent béantes, montrant des enfilades de cours, très profondes; une vacherie exhale des souffles tièdes de litière, un mur de couvent s'allonge, interminable.
Et c'était là, flanquée de ce couvent et d'une herboristerie, que se trouvait la boutique, devenue un atelier, et dont l'enseigne portait toujours les mots: Fruits et légumes, en grosses lettres jaunes.
Claude et Sandoz faillirent être éborgnés par des petites filles qui sautaient à la cordé. Il y avait, sur les trottoirs, des familles assises, dont les barricades de chaises les forçaient à prendre la chaussée. Pourtant, ils arrivaient, lorsque la vue de l'herboristerie les attarda un moment.
Entre les deux vitrines, décorées d'irrigateurs, de bandages, de toutes sortes d'objets intimes et délicats, sous les herbes séchées de la porte, d'où sortait une continuelle haleine d'aromates, une femme maigre et brune, debout, les dévisageait; pendant que, derrière elle, dans l'ombre, apparaissait le profil noyé d'un petit homme pâlot, en train de cracher ses poumons. Ils se poussèrent du coude, les yeux égayés d'un rire farceur; puis, ils tournèrent le bec-de-cane de la boutique