Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2 - (A suite - C). Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc
ces tours ou custodes mobiles qui ne contenaient pas seulement les hosties consacrées, mais encore les non consacrées et même des reliques de saints; ces custodes, complétement indépendantes du retable, se posaient devant lui, sur l'autel même, au moment de la communion des fidèles. Mais il faut reconnaître que le texte de l'évêque de Mende est assez vague, et l'opinion de Thiers sur les custodes ou tours mobiles nous paraît appuyée sur des faits dont on ne peut contester l'authenticité. Thiers regarde les tours comme des coffres destinés non point à contenir l'Eucharistie, mais les ustensiles nécessaires pour l'oblation, la consécration et la communion, et il incline à croire que l'Eucharistie était toujours réservée dans une boîte suspendue au-dessus de l'autel, que cette boîte fût faite en forme de tour, de coupe ou de colombe. Saint Udalric parle d'une colombe d'or continuellement suspendue sur l'autel de la grande église de Cluny, dans laquelle on réservait la sainte Eucharistie. Mais ces suspensions affectaient diverses formes, sans parler de celle représentée dans la figure 8; il existe encore dans le trésor de la cathédrale de Sens un ciboire en forme de coupe recouverte, destiné à être suspendu au-dessus de l'autel; ce ciboire date du XIIIe siècle. Quant aux ustensiles nécessaires pour l'oblation, la consécration et la communion, tels que le calice, la patène, la fistule, les burettes, le voile, etc., ils étaient conservés ou dans ces coffres mobiles que l'on transportait près de l'autel au moment de l'oblation, ou dans ces petites armoires qui sont généralement pratiquées dans les murs des chapelles à la droite de l'autel en face de la piscine, ou dans de petits réduits pratiqués à cet effet dans les autels mêmes. Nous retrouvons un assez grand nombre d'autels figurés dans des peintures et des bas-reliefs où ces réduits sont indiqués. Voici entre autres (19) un autel provenant d'un bas-relief en albâtre conservé dans le musée de la cathédrale de Séez, sur la paroi duquel est ouverte une petite niche contenant les burettes.
Quant aux retables, ils prirent une plus grande importance à mesure que le goût du luxe pénétrait dans la décoration intérieure des églises (voy. RETABLE). Déjà très-riches au XIIIe siècle, mais renfermés dans des lignes simples et sévères, ils ne tardèrent pas à s'élever et à dominer les autels en présentant un échafaudage d'ornementation et de figures souvent d'une assez grande dimension, ou une succession de sujets couvrant un vaste champ. Les cathédrales seules conservèrent longtemps les anciennes traditions, et ne laissèrent pas étouffer leurs maîtres autels sous ces décorations parasites. Il faut rendre justice à l'Église française, cependant: elle fut la dernière à se laisser entraîner dans cette voie fâcheuse pour la dignité du culte. L'Italie, l'Espagne, l'Allemagne nous devancèrent et couvrirent dès le XIVe siècle leurs retables d'un fouillis incroyable de bas-reliefs, de niches, de clochetons, qui s'élevèrent bientôt jusqu'aux voûtes des églises. Les retables des autels des églises espagnoles notamment sont surmontés de retables, dont quelques-uns appartiennent au XIVe siècle, et un plus grand nombre aux XVe et XVIe siècles, qui dépassent tout ce que l'imagination peut supposer de plus riche et de plus chargé de sujets et de sculptures d'ornement. Sans tomber dans cette exagération, les autels de France perdent à la fin du XIVe siècle l'aspect sévère qu'ils avaient su conserver encore pendant le XIIIe. Les retables prennent assez d'importance (excepté, comme nous l'avons dit, dans quelques églises cathédrales) pour faire disparaître la belle disposition des autels de Saint-Denis. On n'établit plus cette distinction entre l'autel et le reliquaire s'élevant derrière lui; tout se mêle et devient confus; l'autel, le retable et le reliquaire ne forment plus qu'un seul édicule, contrairement à cette loi de la primitive Église, que rien ne doit être placé directement au-dessus de l'autel, si ce n'est le ciboire. Il ne nous appartient pas de décider si ces changements ont été favorables ou non à la dignité des choses saintes, mais il est certain qu'au point de vue de l'art, les autels ont perdu cette simplicité grave qui est la marque du bon goût, depuis qu'on a surchargé leurs dossiers d'ornements parasites, depuis qu'on a remplacé les suspensions du saint ciboire par des tabernacles qui s'ouvrent au milieu du retable, depuis que les retables eux-mêmes, convertis en gradins, ont été couverts d'une quantité innombrable de flambeaux, de vases de fleurs artificielles; depuis que des tableaux avec encadrements présentent des scènes réelles aux yeux, et viennent distraire plutôt qu'édifier les fidèles. Notre opinion sur un sujet aussi délicat pourrait au besoin s'appuyer sur celle d'un auteur ecclésiastique que nous avons déjà cité bien des fois dans le cours de cet article. Thiers, en parlant de ces movations qu'il regarde comme funestes, dit 56: «Les petits esprits, les esprits foibles, les dévots de mauvais goust, qui ont plus de zèle que de lumières, et qui ne sont pas prévenus de respect pour les antiquités ecclésiastiques, louent, approuvent ces nouvelles inventions, jusqu'à dire qu'elles entretiennent, qu'elles excitent leur dévotion. Comme s'il n'y avoit point eu de dévotion dans l'antiquité; comme si l'on ne pouvoit pas être dévot sans cela; comme s'il n'y avoit pas de dévotion dans les églises cathédrales, où les tabernacles sont extrêmement simples, aussi bien que les autels, quoique les embellissemens leur conviennent incomparablement mieux qu'aux églises des Réguliers entre autres.» Que dirait donc Thiers aujourd'hui, que toutes les églises cathédrales elles-mêmes ont laissé perdre la vénérable simplicité de leurs autels sous des décorations qui n'ont même pas le mérite de la richesse de la matière, ou de la beauté de la forme? Depuis l'époque où écrivait notre savant auteur, (1658), que de tristes changements dans les choeurs de nos églises mères, quelle monstrueuse ornementation est venue remplacer la grave et simple décoration de ces anciens autels, témoins des faits les plus émouvants de notre histoire nationale! Qu'eût dit Thiers en voyant le chapitre de la cathédrale de Chartres démolir son jubé et son autel du XIIIe siècle; le chapitre de Notre-Dame de Paris présider à la destruction de son ancien autel, de ses reliquaires, de ses tombes d'évêques; celui de la cathédrale d'Amiens remplacer par du stuc, du plâtre et du bois doré le magnifique maître autel dont nous donnons plus bas la description? Peut-on, après cet aveuglement qui entraînait, pendant le cours du dernier siècle, le clergé français à jeter au creuset ou aux gravats des monuments si vénérables et si précieux, pour mettre à leur place des décorations théâtrales où toutes les traditions étaient oubliées; peut-on, disons-nous, trouver le courage de blâmer les démolisseurs de 1793, qui renversaient à leur tour ce qu'ils avaient vu détruire quelques années auparavant par les chapitres et les évêques eux-mêmes? Ces pertes sont malheureusement irréparables, car, admettant qu'aujourd'hui, par un retour vers le passé, on tente de rétablir nos anciens autels, jamais on ne leur donnera l'aspect vénérable que le temps leur avait imprimé; on pourra faire des pastiches, on ne nous rendra pas tant d'oeuvres d'art accumulées par la piété des prélats et des fidèles sous l'influence d'une même pensée; car jusqu'à la réformation, sauf quelques légères modifications apportées par le goût de chaque siècle, les dispositions des autels étaient à très-peu de choses près restées les mêmes. En voici une preuve. Le maître autel de la cathédrale d'Amiens avait été érigé pendant le XVe siècle et au commencement du XVIe, soit que l'ancien autel n'eût été que provisoire, soit qu'il eût été ruiné pendant les guerres désastreuses des XIVe et XVe siècles. Ce nouvel autel rappelait les dispositions de celui de la Sainte-Chapelle, ce qu'il est facile de reconnaître en examinant le plan (20) 57 que nous présentons ici. Grâce au zèle d'un Amiénois dont tous les loisirs sont employés à faire connaître l'histoire de son pays 58 et dont les recherches ont déjà produit de précieux travaux sur la Picardie, nous pouvons donner à nos lecteurs une idée complète du maître autel de la cathédrale d'Amiens.
Cet autel était en pierre blanche, percé de trois niches destinées à contenir les châsses des trois saints les plus vénérés du diocèse d'Amiens; il avait été consacré en 1483 par l'évêque Versé, neveu de J. Coythier, médecin de Louis XI. La table en marbre noir avait 4m,54 de long sur 0m,66 de largeur; elle avait été donnée en 1413 par un chanoine de la cathédrale, Pierre Millet. Le retable, surélevé au centre, était couvert de panneaux de bois peint représentant la Passion, qui, en s'ouvrant comme des volets, laissaient
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Ce plan nous a été communiqué par M. Duthoit, d'Amiens; il est copié sur un dessin fait en 1727, et déposé aujourd'hui dans la précieuse collection de M. Gilbert, l'infatigable historien de nos anciennes cathédrales du nord.
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M. Goze; c'est à cet archéologue, dont la complaisance ne nous a jamais fait défaut, que nous devons la description suivante, extraite des registres déposés aujourd'hui dans la bibliothèque communale d'Amiens.