Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour - Louis Constant Wairy


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dans un homme chargé (je dirais presque) des destinées du monde. Cela est si connu qu'Herbaut, valet de chambre de Joséphine, m'a observé, la première fois qu'il m'a coiffée, que je plaçais mon diadème de côté, et que l'empereur voulait qu'on le plaçât absolument droit. J'ai ri de son observation, et l'ai assuré que je me coiffe pour moi, et en ne consultant que mon goût. Il en a été fort étonné, et m'a assuré que toutes ces dames ont soin de se conformer à celui de Napoléon. Il s'occupe tellement de ces détails, qu'un jour de grande cérémonie, Joséphine ayant paru avec une robe rose et argent qu'il n'aimait pas, il jeta violemment son écritoire sur elle, pour la forcer à changer de robe. Ici, nous ne faisons pas autre chose: le matin, à dix heures, on s'habille pour déjeuner; à midi, on fait une autre toilette, pour assister à des représentations; souvent, ces représentations se renouvellent à différentes heures, et la toilette doit toujours être en rapport avec l'espèce de personnes présentées: en sorte qu'il nous est arrivé quelquefois de changer de toilette trois fois dans la matinée, une quatrième pour le dîner, et une cinquième pour un bal. Cette occupation continuelle est tout-à-fait un supplice pour moi.

Cologne, le 2 septembre.

      L'empereur a une antipathie bien prononcée pour ce qu'on appelle les femmes d'esprit; il borne notre destination à orner un salon. En sorte que je crois qu'il ne fait pas une grande différence entre un beau vase de fleurs et une jolie femme. Quand il s'occupe de leur toilette, c'est par suite du luxe qu'il veut établir dans tous ses meubles; il blâme ou approuve une robe, comme il ferait de l'étoffe d'un fauteuil; une femme à sa cour n'est qu'un meuble de représentation de plus dans son salon. Joséphine dit assez plaisamment qu'il y a bien cinq ou six jours dans l'année où les femmes peuvent avoir quelque influence sur lui, mais qu'à l'exception de ce petit nombre de jours elles ne sont rien (ou presque rien) pour lui. Ce soir, la conversation est tombée sur la reine de Prusse; il ne peut pas la souffrir, et ne s'en cache pas. Les souverains sont tout-à-fait comme les amans: sont-ils brouillés, ils disent un mal horrible les uns des autres. Ils devraient se rappeler, lorsqu'ils sont en guerre, qu'ils finiront par faire la paix, et que dans ce cas, s'ils se rendent mutuellement les forteresses qu'ils se sont prises, ils ne pourront effacer les injures qu'ils se seront dites. Je crois que cette méthode, si à la mode aujourd'hui, de remplir les journaux d'invectives réciproques, tient beaucoup au caractère de Napoléon, et à la nouveauté de sa dynastie; car, en lisant l'histoire, je trouve qu'il y avait autrefois entre les princes qui se faisaient la guerre, un ton de modération qui n'existe plus aujourd'hui.

Bonn, le 5 septembre.

      Nous avons quitté Cologne ce matin. Depuis long-temps, je n'avais passé une soirée aussi agréablement qu'aujourd'hui. L'impératrice a été reçue chez M. de Belderbuch, qui a une maison charmante; le jardin, qui était illuminé, s'étend jusqu'au bord du Rhin, très-large en cet endroit. On avait placé des musiciens dans un bateau sur le fleuve. Pendant le feu d'artifice qu'on a tiré après souper, je me suis glissée seule dans le fond du jardin, jusqu'au bord du Rhin. J'avais besoin d'échapper quelques instans à cette contrainte qui pèse sur moi si péniblement. L'air était pur et calme; peu à peu on a quitté le jardin. Une musique douce, harmonieuse, se faisait seule entendre; mais bientôt elle a cessé, le plus profond silence n'était interrompu que par le bruit des vagues qui venaient se briser sur les pierres près desquelles j'étais appuyée. La lune, qui se reflétait sur le fleuve, est venue remplacer les lampions qui s'éteignaient dans le jardin, et répandre l'harmonie de sa douce lueur sur le beau tableau que j'avais sous les yeux. Absorbée dans un recueillement profond, je ne m'apercevais pas que les heures s'écoulaient, lorsque des chants religieux, qui se sont fait entendre dans un extrême éloignement, ont réveillé mon attention. Je ne puis bien exprimer leur effet sur moi dans cet instant; on eût pu prendre pour un concert d'esprits célestes ces chants que les vents apportaient de l'autre côté du Rhin jusqu'à moi. Mais le plaisir que je trouvais à écouter ces sons, en quelque sorte aériens, a été interrompu. Des personnes inquiètes de ma longue absence, qui me cherchaient dans le jardin, sont arrivées près de moi dans cet instant; elles m'ont appris qu'à cette époque de l'année il est très-commun, en Allemagne, de voir les habitans de plusieurs villages se réunir pour aller visiter quelques saints en réputation dans le pays; que ces pèlerins marchent souvent la nuit, pour éviter la chaleur, et quelquefois en chantant des hymnes avec cette harmonie presque naturelle aux Allemands. Ainsi ont été expliqués les chants religieux que je venais d'entendre.

Coblentz, le 8 septembre.

      Nous sommes logées ici à la préfecture. La simplicité, je dirai presque la pauvreté des meubles, fait grand honneur au préfet, M. de Chaban. L'empereur s'est étonné de ce dénûment; le préfet a répondu: «Ce pays est si pauvre, il y a tant de malheureux, que je me serais reproché de demander à la ville une augmentation d'impôts pour payer des meubles de luxe. J'ai tout ce qui est nécessaire.» Ce nécessaire, c'est quelques vieux fauteuils, un vieux lit et quelques tables. Cette simplicité est admirable. Il ne s'occupe que du soin de soulager les pauvres. On est heureux de rencontrer un être semblable qui joint beaucoup d'esprit à tant de vertus. L'empereur, toujours entouré d'un luxe asiatique, était tenté de se fâcher en arrivant, d'être logé ainsi; son âme sèche et aride ne peut apprécier tout ce que vaut M. de Chaban36; mais, cependant il sait combien son administration paternelle est utile pour faire aimer les Français dans ce pays.

Coblentz, le 9 septembre.

      Je crois que j'ai à me reprocher aujourd'hui un peu de fausseté; car on ne transige pas avec sa conscience; elle ne prend pas le change sur les expressions. L'empereur a promis ce matin à Joséphine que, s'il ne rendait pas à mon mari les biens non vendus dont je désire la restitution, au moins il l'en dédommagerait par un emploi. Après dîner, dans le moment où l'on prenait le café, l'impératrice m'engageait à remercier Napoléon. Lorsqu'il s'est approché, en demandant ce qui nous occupait, «Elle me dit, a répondu Joséphine, qu'elle n'ose pas vous remercier de ce que vous m'avez promis ce matin pour elle.—Pourquoi donc? a dit l'empereur. Est-ce que je vous fais peur?—Mais, Sire, ai-je répondu, il n'est pas extraordinaire que l'idée de ce que Votre Majesté a fait se rattache à sa personne, et par conséquent qu'elle impose.» Je disais la vérité: c'est la mort du duc d'Enghien, et celle de tant d'autres victimes, qui, pour moi, se rattachent à sa personne, et me le montrent toujours empreint de leur sang. Et cependant (voyez la perversité!) je n'ai pas été fâchée qu'il ait pris le change sur ma réponse, dont il a fait un compliment qui l'a fait sourire. Ah! je crois que l'exemple commence à me corrompre. Il est bien temps que je retourne cultiver mes champs!

Coblentz, le 10 septembre.

      Il paraît que Napoléon a eu, cette nuit, une attaque violente de la maladie de nerfs ou d'épilepsie à laquelle il est sujet. Il a été long-temps très-incommodé, avant que Joséphine, qui occupait la même chambre, ait osé demander du secours; mais enfin, cet état de souffrance se prolongeant, elle a voulu avoir de la lumière. Roustan, qui couche toujours à la porte de l'empereur, dormait si profondément qu'elle n'a pas pu le réveiller. L'appartement du préfet est si éloigné du luxe, qu'on n'y trouve pas même les objets de simple commodité. Il n'y avait pas une sonnette; les valets de chambre étaient logés fort loin; et Joséphine, à moitié nue, a été obligée d'aller entr'ouvrir la porte de l'aide-de-camp de service, pour avoir de la lumière. Le général Rapp, un peu étonné de cette visite nocturne, lui en a donné; et, après plusieurs heures d'angoisse, cette attaque s'est calmée. Napoléon a défendu à Joséphine de dire un seul mot de son incommodité. Aussi a-t-elle imposé le secret à tous ceux ou celles auxquels elle l'a racontée ce matin. Mais peut-on espérer qu'on gardera le secret que nous ne pouvons garder nous-mêmes? Et avons-nous le droit d'imposer aux autres la discrétion dont nous manquons? L'empereur était assez pâle ce soir, assez abattu; mais personne ne s'est avisé de lui demander de ses nouvelles. On sait qu'on encourrait sa disgrâce, si on pouvait croire Sa Majesté sujette à quelque infirmité humaine37.

Coblentz, le 11 septembre.

      Je m'étais arrêtée un instant dans le salon des aides-de-champ: les généraux Cafarelli, Rapp, Lauriston s'y trouvaient; on parlait de la faveur extrême dont jouit M. de Caulaincourt.


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<p>36</p>

L'empereur était économe et prêchait sans cesse l'économie. (Note de Constant.)

<p>37</p>

Jamais l'empereur n'a été sujet à des attaques d'épilepsie. C'est encore là une de ces histoires dont on a tant débité sur son compte. On verra, dans le portrait que j'ai tracé de l'empereur, ce qui a pu donner lieu à celle-ci.

(Note de Constant.)