Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2 - Charles Athanase Walckenaer


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pour seuls maîtres de la direction des affaires, des hommes désignés par des assemblées n'ayant d'autre contrôle que leur volonté, d'autre impulsion que leurs passions; ceux-là n'ont connu ni le caractère national, ni la nature humaine, ni les vrais principes qui doivent régir une grande nation continentale, forcée de maintenir son indépendance au milieu d'autres nations également puissantes. Là le chef du pays est nécessairement le chef de l'armée, et le chef de l'armée doit aussi indispensablement être le chef du gouvernement, et de droit et de fait. Le roi et le royaume, le souverain et ses sujets, la couronne et le sol, sont inséparables. A ce pouvoir nécessaire il faut tracer des limites; contre cette puissance obligée, il faut établir des garanties; mais si vous les cherchez dans des institutions qui dénaturent son principe et arrêtent son action, vous affaiblissez l'État, vous le rendez incapable de soutenir la lutte incessante contre les forces extérieures qui tendent à l'anéantir, vous forgez pour lui le joug de l'étranger, vous préparez son asservissement et sa mort. Dans cette puissante machine qui opère tant de prodiges, si vous absorbez par une seule goutte d'eau froide le calorique qui donnait une si grande force d'expansion à la vapeur, le piston retombe: ainsi s'affaisse subitement tout gouvernement dont le principe est détruit.

      Le parlement se tut devant le roi; mais cependant il ne lui obéit pas entièrement, et hasarda des remontrances. Mazarin alors se vit forcé de déployer, comme Richelieu, les rigueurs du pouvoir royal. Plusieurs conseillers furent exilés, d'autres furent mis à la Bastille10. A ces mesures l'habile ministre sut joindre la flatterie, la persuasion, et, au besoin, la corruption. Il parvint ainsi à obtenir, sans résistance et sans retard, la vérification et l'enregistrement des édits qui créaient de nouvelles taxes. Pour désigner les conseillers qu'il fallait écarter par l'exil ou la prison, il s'était servi de l'abbé Fouquet; pour connaître ceux qu'il pouvait gagner, il employa Gourville, auquel ses liaisons et ses intrigues avec les anciens frondeurs avaient donné une parfaite connaissance de ceux qui dans le parlement étaient les plus accessibles aux insinuations et aux propositions qu'il fut chargé de leur faire11.

      Le cardinal de Retz était destiné à occasionner à Mazarin des embarras moins grands, mais plus prolongés, que ceux que lui avaient présentés les parlements. Après la mort de son oncle, Retz, quoique captif, se trouva, par sa seule déclaration et le secours de ses amis, canoniquement et légalement archevêque de Paris. C'est alors qu'il eût pu résister avec avantage à son puissant ennemi12. Il était soutenu par tous les curés de Paris, qui au nom de la religion demandaient au roi que le prélat fût rendu à son clergé et à son troupeau. Défendu avec chaleur par le pape, qui voyait avec indignation qu'on retînt en prison un prince de l'Église et qu'on violât des immunités ecclésiastiques, Retz eût obtenu promptement sa liberté, et eût pu présenter de grands obstacles à vaincre au ministre, qui voulait anéantir entièrement son influence: mais ces obstacles, Retz les fit de lui-même disparaître par ses imprudences, son défaut de jugement, de fermeté et de constance. Il montra pour sa propre cause moins d'habileté et d'intrépidité que Caumartin, Joly et d'Hacqueville, et déconcerta tous les efforts de leur dévouement pour le triomphe de ses intérêts. Il s'ennuya de sa prison, et ne put supporter les privations qu'elle lui imposait. Il craignit ou feignit de craindre que Mazarin ne le fît assassiner; et, contre l'avis de ses fidèles amis, il se dépouilla du seul bouclier qui lui restait, de la seule arme qu'il avait en main. Il remit au roi sa crosse pastorale; il se démit de son archevêché13. Par ce grand sacrifice, Retz n'obtint même pas la liberté après laquelle il soupirait; il échangea seulement son donjon contre une détention moins triste et moins dure, dans le château de Nantes, où le maréchal de La Meilleraye le fit garder avec autant de soin et de vigilance qu'il l'était précédemment14. La démission de Retz ne fut point acceptée par le pape, et Retz se proposa de la faire annuler, comme ayant été le résultat de la violence; mais la faiblesse qu'il avait eue de consentir à la donner découragea tous ses adhérents. On s'approche pour secourir l'homme que l'on voit lutter avec courage dans un combat inégal; on s'écarte de celui qui fuit, ou l'on reste en place pour le voir passer. Cette faute ne fut pas la seule que commit Retz. A Nantes il aurait pu, par sa conduite, trouver dans les fonctions de son ministère, dans l'étude et dans la retraite, des moyens certains d'intéresser à son sort et de changer sur son compte l'opinion, toujours indulgente envers le malheur, toujours sévère pour l'autorité, lorsqu'elle abuse ou même lorsqu'elle use de sa force. Il aurait ainsi réveillé le zèle de son clergé et de ses partisans, qui répugnaient à se détacher de lui. Au contraire, oubliant la gravité des circonstances, on le voit uniquement occupé à jouir des agréments de la société dont le maréchal de La Meilleraye eut soin de l'entourer15; et dans les adoucissements apportés à sa captivité, il ne voit d'autre avantage que celui de pouvoir se livrer à sa passion pour les femmes, à ses goûts pour le monde. C'est à cette époque qu'il essaya, mais en vain, de séduire mademoiselle de La Vergne, cette amie intime de madame de Sévigné. «Le maréchal de La Meilleraye, dit-il, ne pouvait rien ajouter à la civilité avec laquelle il me garda. Tout le monde me voyait; on me cherchait même tous les divertissements possibles; j'avais presque tous les soirs la comédie; toutes les dames s'y trouvaient, elles y soupaient souvent. Madame de La Vergne, qui avait épousé en secondes noces M. le chevalier de Sévigné, et qui demeurait en Anjou avec son mari, m'y vint voir, et amena mademoiselle sa fille, qui est présentement madame de La Fayette. Elle était fort jolie et fort aimable, et elle avait de plus beaucoup d'air de madame de Lesdiguières. Elle me plut beaucoup, et la vérité est que je ne lui plus guère, soit qu'elle n'eût pas d'inclination pour moi, soit que la défiance que sa mère et son beau-père lui avaient donnée dès Paris même, avec application, de mes inconstances et de mes différentes amours, la missent en garde contre moi. Je me consolai de sa cruauté avec la facilité qui m'était assez naturelle, et la liberté que le maréchal de La Meilleraye me laissait avec les dames de la ville, qui, étant à la vérité très-entière, m'était d'un fort grand soulagement16.» Quoique Retz eût donné sa parole de ne point chercher à s'échapper, le maréchal de La Meilleraye, qui ne s'y fiait pas, le faisait garder à vue. Cette gêne continuelle, la crainte de se voir confiné de nouveau dans une prison, ou transporté à Brest, lui firent prendre la résolution de recouvrer sa liberté. Aucun roman ne présente un intérêt égal à celui de sa fuite. Les moyens en furent concertés par Joly, le duc de Brissac et le chevalier de Sévigné. Il s'évada en plein jour, en présence même des surveillants et des sentinelles qui le gardaient17. Ils pouvaient l'arrêter dans sa course en faisant feu sur lui, mais ils ne pouvaient courir après lui et se saisir de sa personne avant d'avoir rompu la porte à jour par où il était sorti, et qu'il avait refermée sur eux. Cela lui donna le temps de descendre, et de remonter avec des cordes les murs d'un bastion de quarante pieds de haut, puis de s'enfuir à toute bride sur un cheval qu'on lui avait préparé18. A quelques lieues de Nantes, le cheval s'effraye, fait un écart: Retz tombe et se fracasse l'épaule; il se remet en selle, continue à courir, près de s'évanouir à chaque instant par la violence de la douleur. Ceux qui le poursuivent sont sur le point de l'atteindre; il se jette dans une meule de foin, et il y reste caché sept mortelles heures, entendant sans cesse marcher près de lui ceux qui le cherchaient; vingt fois au moment d'être découvert; étouffant les gémissements que les angoisses de sa blessure lui arrachaient. Enfin il arrive à Machecoul, dans le pays de Retz, chez son frère: il y séjourne peu de temps, et, avec son épaule mal remise et tourmenté par la fièvre, il passe dans une nacelle le petit bras de mer qui le sépare de Belle-Isle, s'embarque dans cette île19, aborde en Espagne, traverse ce royaume dans la litière que Philippe IV lui a envoyée, et refuse les présents de ce monarque, ennemi de la France et en guerre avec elle. En Aragon il n'est point atteint par la peste qui ravage cette province, et s'attendrit sur les malheurs qu'elle cause. A la vue des belles et fertiles campagnes de cet Éden enchanteur qu'on nomme le royaume de Valence, il ne peut contenir son ravissement.


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<p>10</p>

GOURVILLE, Mém., t. LII, p. 301.

<p>11</p>

GOURVILLE, Mém., t. LII, p. 397.

<p>12</p>

RETZ, Mém., t. XLVI, p. 243.—GUY-JOLY, t. XLVII, p. 262.

<p>13</p>

GUY-JOLY, Mém., t. XLVII, p. 292.

<p>14</p>

RETZ, Mém., t. XLVI, p. 253 et 254.

<p>15</p>

GUY-JOLY, Mém., t. XLVII, p. 294.—RETZ, Mém., t. XLVI, p. 253.

<p>16</p>

RETZ, Mém., t. XLVI, p. 253, ou p. 437 de l'édit. Champollion.

<p>17</p>

RETZ, t. XLVI, p. 258, 201 et 273.

<p>18</p>

Ibid., p. 271.—GUY-JOLY, Mém., t. XLVII, p. 312 à 317.

<p>19</p>

RETZ, Mém., t. XLVI, p. 281.