Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4. Charles Athanase Walckenaer
e Walckenaer
Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4 (of 6)
CHAPITRE I.
1671
L'abbé de Livry fait donation de tout son bien à madame de Sévigné.—Elle part pour la campagne.—Détails sur son voyage.—Elle arrive aux Rochers.—Effet que produit sur elle ce séjour.—Elle désirait ne pas le quitter, et y attirer sa fille.—Elle se passionne pour la solitude et les occupations champêtres.—Elle fait agrandir et embellir son parc.—Elle préfère Pilois, son jardinier, à tous les beaux esprits de la cour.—Elle participe à ses travaux.—Des causes qui ont produit le contraste de ses goûts et de son caractère.—Du plaisir qu'elle avait à recevoir les visites de Pomenars.—Détails sur celui-ci.—Madame de Sévigné n'aimait pas la société de province.—Son existence était celle d'une femme de cour ou d'une châtelaine.—Elle voit arriver avec peine l'époque des états.—N'est pas décidée à y assister.—Elle craint la dépense; donne à sa fille le détail de ses biens.—Elle se décide à assister aux états.—Détails sur les députés des états que connaissait madame de Grignan.—Tonquedec.—Le comte des Chapelles.—Mort de Montigny, évêque de Saint-Pol de Léon.—Des personnages qui composaient les états de Bretagne.—Soumission de ces états aux volontés du roi.—Différents de ceux de Provence.—Réjouissances et festins.—Supériorité des Bretons pour la danse.—Madame de Sévigné à Vitré.—Elle reçoit toute la haute noblesse des états aux Rochers.—Fin des états.—Bel aspect qu'offrait cette assemblée.—Détails sur les biens que possédait la famille de Sévigné.—Terre de Sévigné, aliénée depuis longtemps.—Terre des Rochers.—Tour de Sévigné, à Vitré.—Madame de Sévigné fait réparer son hôtel aux frais des états.—Terre de Buron.—Pourquoi madame de Sévigné ne s'y rend pas.—État de dégradation de ce domaine.—Toute sa vie madame de Sévigné s'occupe à embellir les Rochers.—Elle fait de nouvelles allées.—Met partout des inscriptions.—Les pavillons.—Le mail.—La chapelle.—Le labyrinthe et l'écho.
Près de deux mois s'étaient écoulés depuis la clôture des états de Provence1, lorsque, le 18 mai 1671, madame de Sévigné, dont le séjour à Paris et la présence à la cour n'étaient plus utiles à sa fille, monta dans sa calèche pour se rendre aux états de Bretagne. Son oncle, le bon abbé de Livry, qui avant de partir venait de lui faire donation de tout son bien2, et son fils, qu'elle dérobait à un genre de vie aussi nuisible à sa santé qu'à sa fortune, l'accompagnèrent. Le petit abbé de la Mousse, dont elle ne se séparait pas plus que de Marphise, sa chienne3, était aussi du voyage. Ainsi entourée, ayant dans sa poche le portrait de sa fille, et escortée de ses gens, elle alla coucher à Bonnelles, sur la route de Chartres; c'est-à-dire qu'elle ne parcourut ce premier jour que quarante kilomètres, ou dix lieues de poste. Son équipage se composait de sept chevaux.
Cinq jours après, le 23 mai, elle arriva à Malicorne, dans le château du marquis de Lavardin4, où elle se délassa de ses fatigues, et fit bonne chère. La route parcourue depuis Bonnelles, en passant par le Mans et la Suze, était de 202 kilomètres, ou de 51 lieues de poste. Elle fit encore cette fois dix à onze lieues par jour.
Les 94 kilomètres ou 22 lieues de distance qui lui restaient à parcourir furent franchis en deux jours, et madame de Sévigné arriva un jour plus tard que ne l'avait annoncé par mégarde le bon abbé de Livry; ce qui fut une contrariété pour Vaillant, son régisseur, qui avait mis plus de quinze cents hommes sous les armes pour la recevoir. Ils étaient allés l'attendre, la veille5, à une lieue des Rochers; ils s'en retournèrent à dix heures du soir, dans un grand désappointement. Partie le lundi, et arrivée seulement le mercredi de la semaine suivante, madame de Sévigné avait mis dix jours à faire un trajet de 336 kilomètres, ou 84 lieues6.
Du reste, elle n'avait éprouvé aucun ennui durant ces dix jours. Son fils, charmant pour elle, l'amusait par son esprit et sa gaieté; il lui déclamait des tragédies de Corneille, et la Mousse lui lisait Nicole. Elle regardait souvent le portrait de sa fille7; et lorsqu'en arrivant à Malicorne elle trouva une lettre d'elle, son plaisir fut grand, moins par la jouissance éprouvée à la lecture de cette lettre, que par l'assurance qu'elle y trouvait qu'une correspondance qui était le soutien de sa vie serait continuée avec régularité, et comme elle-même l'avait prescrit8.
La vue des Rochers, à la fin de mai, produisit sur madame de Sévigné son effet accoutumé: elle réveilla sa passion pour la campagne. A peine y fut-elle installée, qu'elle résolut de faire à son château des embellissements, d'y construire une chapelle, d'agrandir le parc9 et d'augmenter ses promenades. Ces travaux, qu'elle voulait diriger elle-même, exigeaient qu'elle fît à sa terre un assez long séjour. Aussi, dans la première lettre qu'elle écrivit à sa fille, datée des Rochers, trois jours après son arrivée, à la suite d'une phrase pleine de souvenirs mélancoliques, elle ajoute: «Si vous continuez de vous bien porter, ma chère enfant, je ne vous irai voir que l'année qui vient. La Bretagne et la Provence ne sont pas compatibles. C'est une chose étrange que les grands voyages! Si l'on était toujours dans le sentiment qu'on a quand on arrive, on ne sortirait jamais du lieu où l'on est; mais la Providence fait qu'on oublie. C'est la même chose qui sert aux femmes qui sont accouchées: Dieu permet cet oubli afin que le monde ne finisse pas, et que l'on fasse des voyages en Provence. Celui que j'y ferai me donnera la plus grande joie que je puisse recevoir de ma vie: mais quelles pensées tristes de ne point voir de fin à votre séjour! J'admire et je loue de plus en plus votre sagesse, quoique, à vous dire le vrai, je sois fortement touchée de cette impossibilité; j'espère qu'en ce temps-là nous verrons les choses d'une autre manière. Il faut bien l'espérer; car, sans cette consolation, il n'y aurait plus qu'à mourir10.»
Quelques jours après, elle ajoute encore: «Je ferais bien mieux de vous dire combien je vous aime tendrement, combien vous êtes les délices de mon cœur et de ma vie, et ce que je souffre tous les jours quand je fais réflexion en quel endroit la Providence vous a placée. Voilà de quoi se compose ma bile: je souhaite que vous n'en composiez pas la vôtre; vous n'en avez pas besoin dans l'état où vous êtes [madame de Grignan était enceinte]. Vous avez un mari qui vous adore: rien ne manque à votre grandeur. Tâchez seulement de faire quelque miracle à vos affaires, afin que le retour à Paris ne soit retardé que par le devoir de votre charge, et point par nécessité11.»
On voit par ces passages, et par tout le reste de la correspondance12 de madame de Sévigné, que si elle différa pendant plus d'un an encore son voyage de Provence, ce n'est pas que le désir de se réunir à sa fille fût en elle moins ardent; mais c'est qu'elle espérait toujours l'attirer près d'elle, et être dispensée d'un déplacement qui lui pesait. Madame de Grignan lui avait dit qu'il lui était impossible de quitter la Provence, parce que son mari, obligé à une continuelle représentation, avait besoin d'elle. En effet, il y avait cette différence entre les états de Bretagne et ceux de Provence, que ces derniers avaient lieu tous les ans, et les premiers tous les deux ans: ceux-ci d'ailleurs présentaient moins de difficulté aux gouverneurs, qui obtenaient facilement le vote de l'impôt. Ce sont ces considérations mêmes qui faisaient que madame de Sévigné redoutait d'aller en Provence. C'était sa fille qu'elle voulait, c'était sa présence, sa société, ses confidences, ses causeries, ses épanchements, dont elle était avide, et non pas de devenir le témoin des belles manières, de la dignité, de la prudence de la femme de M. le lieutenant général gouverneur de Provence, présidant un cercle ou faisant les honneurs d'un grand repas. C'est à Livry, c'est aux Rochers qu'elle aurait voulu posséder madame de Grignan, la réunir à son aimable frère, et jouir de tous les deux13, sans distraction, dans les délices de la solitude: c'était là son rêve chéri, sa plus vive espérance. Aussi parvint-elle à rendre possible ce qui avait d'abord été trouvé impossible; et elle eut raison de croire qu'un jour viendrait où l'on verrait les choses d'une autre manière
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Par la route actuelle, qui est différente, le trajet n'eût été que de 318 kilomètres (18 kilom. ou 4 lieues et demie de moins).
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