Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires. Constantin-François Volney
l'esclave d'autrui, nul n'avait l'idée d'être maître. L'homme novice ne connaissait ni servitude ni tyrannie; muni de moyens suffisants à son être, il n'imaginait pas d'en emprunter d'étrangers. Ne devant rien, n'exigeant rien, il jugeait des droits d'autrui par les siens, et il se faisait des idées exactes de justice: ignorant d'ailleurs l'art des jouissances, il ne savait produire que le nécessaire; et faute de superflu, la cupidité restait assoupie: que si elle osait s'éveiller, l'homme, attaqué dans ses vrais besoins, lui résistait avec énergie, et la seule opinion de cette résistance entretenait un heureux équilibre.
Ainsi, l'égalité originelle, à défaut de convention, maintenait la liberté des personnes, la sûreté des propriétés, et produisait les bonnes mœurs et l'ordre. Chacun travaillait par soi et pour soi; et le cœur de l'homme, occupé, n'errait point en désirs coupables. L'homme avait peu de jouissances, mais ses besoins étaient satisfaits; et comme la nature indulgente les fit moins étendus que ses forces, le travail de ses mains produisit bientôt l'abondance; l'abondance, la population: les arts se développèrent, les cultures s'étendirent, et la terre, couverte de nombreux habitants, se partagea en divers domaines.
Alors que les rapports des hommes se furent compliqués, l'ordre intérieur des sociétés devint plus difficile à maintenir. Le temps et l'industrie ayant fait naître les richesses, la cupidité devint plus active; et parce que l'égalité, facile entre les individus, ne put subsister entre les familles, l'équilibre naturel fut rompu: il fallut y suppléer par un équilibre factice; il fallut préposer des chefs, établir des lois, et, dans l'inexpérience primitive, il dut arriver qu'occasionées par la cupidité, elles en prirent le caractère; mais diverses circonstances concoururent à tempérer le désordre, et à faire aux gouvernements une nécessité d'être justes.
En effet, les États, d'abord faibles, ayant à redouter des ennemis extérieurs, il devint important aux chefs de ne pas opprimer les sujets: en diminuant l'intérêt des citoyens à leurs gouvernement, ils eussent diminué leurs moyens de résistance, ils eussent facilité les invasions étrangères, et, pour des jouissances superflues, compromis leur propre existence.
À l'intérieur, le caractère des peuples repoussait la tyrannie. Les hommes avaient contracté de trop longues habitudes d'indépendance; ils avaient trop peu de besoins et un sentiment trop présent de leurs propres forces.
Les États étant resserrés, il était difficile de diviser les citoyens pour les opprimer les uns par les autres: ils se communiquaient trop aisément, et leurs intérêts étaient trop clairs et trop simples. D'ailleurs, tout homme étant propriétaire et cultivateur, nul n'avait besoin de se vendre, et le despote n'eût point trouvé de mercenaires.
Si donc il s'élevait des dissensions, c'était de famille à famille, de faction à faction, et les intérêts étaient toujours communs à un grand nombre; les troubles en étaient sans doute plus vifs, mais la crainte des étrangers apaisait les discordes: si l'oppression d'un parti s'établissait, la terre étant ouverte, et les hommes, encore simples, rencontrant partout les mêmes avantages, le parti accablé émigrait, et portait ailleurs son indépendance.
Les anciens États jouissaient donc en eux-mêmes de moyens nombreux de prospérité et de puissance: de ce que chaque homme trouvait son bien-être dans la constitution de son pays, il prenait un vif intérêt à sa conservation; si un étranger l'attaquait, ayant à défendre son champ, sa maison, il portait aux combats la passion d'une cause personnelle, et le dévouement pour soi-même occasionait le dévouement pour la patrie.
De ce que toute action utile au public attirait son estime et sa reconnaissance, chacun s'empressait d'être utile, et l'amour-propre multipliait les talents et les vertus civiles.
De ce que tout citoyen contribuait également de ses biens et de sa personne, les armées et les fonds étaient inépuisables, et les nations déployaient des masses imposantes de forces.
De ce que la terre était libre et sa possession sûre et facile, chacun était propriétaire; et la division des propriétés conservait les mœurs en rendant le luxe impossible.
De ce que chacun cultivait pour lui-même, la culture était plus active, les denrées plus abondantes, et la richesse particulière faisait l'opulence publique.
De ce que l'abondance des denrées rendait la subsistance facile, la population fut rapide et nombreuse, et les États atteignirent en peu de temps le terme de leur plénitude.
De ce qu'il y eut plus de production que de consommation, le besoin du commerce naquit, et il se fit, de peuple à peuple, des échanges qui augmentèrent leur activité et leurs jouissances réciproques.
Enfin, de ce que certains lieux, à certaines époques, réunirent l'avantage d'être bien gouvernés à celui d'être placés sur la route de la plus active circulation, ils devinrent des entrepôts florissants de commerce et des siéges puissants de domination. Et sur les rives du Nil et de la Méditerranée, du Tigre et de l'Euphrate, les richesses de l'Inde et de l'Europe, entassées, élevèrent successivement la splendeur de cent métropoles.
Et les peuples, devenus riches, appliquèrent le superflu de leurs moyens à des travaux d'utilité commune et publique; et ce fut là, dans chaque État, l'époque de ces ouvrages dont la magnificence étonne l'esprit; de ces puits de Tyr, de ces digues de l'Euphrate, de ces conduits souterrains de la Médie21, de ces forteresses du désert, de ces aqueducs de Palmyre, de ces temples, de ces portiques.... Et ces travaux purent être immenses sans accabler les nations, parce qu'ils furent le produit d'un concours égal et commun des forces d'individus passionnés et libres.
Ainsi, les anciens États prospérèrent, parce que les institutions sociales y furent conformes aux véritables lois de la nature, et parce que les hommes, y jouissant de la liberté et de la sûreté de leurs personnes et de leurs propriétés, purent déployer toute l'étendue de leurs facultés, toute l'énergie de l'amour de soi-même.
CHAPITRE XI.
Causes générales des révolutions et de la ruine des anciens états
Cependant la cupidité avait suscité entre les hommes une lutte constante et universelle qui, portant sans cesse les individus et les sociétés à des invasions réciproques, occasiona des révolutions successives et une agitation renaissante.
Et d'abord, dans l'état sauvage et barbare des premiers humains, cette cupidité audacieuse et féroce enseigna la rapine, la violence, le meurtre; et long-temps, les progrès de la civilisation en furent ralentis.
Lorsqu'ensuite les sociétés commencèrent de se former, l'effet des mauvaises habitudes passant dans les lois et les gouvernements, il en corrompit les institutions et le but; et il s'établit des droits arbitraires et factices, qui dépravèrent les idées de justice et la moralité des peuples.
Ainsi, parce qu'un homme fut plus fort qu'un autre, cette inégalité, accident de la nature, fut prise pour sa loi; et parce que le fort put ravir au faible la vie, et qu'il la lui conserva, il s'arrogea sur sa personne un droit de propriété abusif, et l'esclavage des individus prépara l'esclavage des nations.
Parce que le chef de famille put exercer une autorité absolue dans sa maison, il ne prit pour règle de sa conduite que ses goûts et ses affections: il donna ou ôta ses biens sans égalité, sans justice; et le despotisme paternel jeta les fondements du despotisme politique. Et dans les sociétés formées sur ces bases, le temps et le travail ayant développé les richesses, la cupidité, gênée par les lois, devint plus artificieuse sans être moins active. Sous des apparences d'union et de paix civile, elle fomenta, au sein de chaque État, une guerre intestine, dans laquelle les citoyens, divisés en corps opposés de professions, de classes, de familles, tendirent éternellement à s'approprier, sous le nom de pouvoir suprême, la faculté de tout dépouiller et de tout asservir au gré de leurs passions; et c'est cet esprit d'invasion qui, déguisé sous toutes les formes, mais toujours le même dans son but et dans ses mobiles, n'a cessé de tourmenter les nations.
Tantôt, s'opposant au
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Voyez pour ces faits le Voyage en Syrie, tome II, et les Recherches nouvelles sur l'Histoire ancienne, tom. II.