Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2. Constantin-François Volney

Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2 - Constantin-François Volney


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extraordinaires même aux Syriens. Il leur donnait des armes et des vêtements: pour la première fois aussi le désert vit ses habitants porter des culottes, et au lieu d’arcs et d’arquebuses à mèche, prendre des fusils et des pistolets.

      Depuis quelques années, les Motouâlis inquiétaient les pachas de Saide et de Damas, en pillant leurs terres et en refusant le tribut. Dâher, concevant le parti qu’il pouvait tirer de ces alliés, intervint d’abord comme médiateur dans les démêlés: puis, pour accommoder les parties, il offrit d’être caution des Motouâlis, et de payer leur tribut. Les pachas qui assuraient leur fonds, acceptèrent, et Dâher ne crut pas faire un marché de dupe, en s’assurant l’amitié d’un peuple qui pouvait mettre dix mille cavaliers sur pied.

      Cependant ce chaik ne jouissait pas tranquillement du fruit de ses travaux. Pendant qu’il avait à redouter au dehors les attaques d’un suzerain jaloux, son pouvoir était ébranlé à l’intérieur par des ennemis domestiques, presque aussi dangereux. Suivant la mauvaise coutume des Orientaux, il avait donné à ses enfants des gouvernements, et les avait placés loin de lui dans des contrées qui fournissaient à leur entretien. De cet arrangement il résulta que ces chaiks se voyant enfants d’un grand prince, voulurent tenir un état proportionné: les dépenses excédèrent les revenus. Eux et leurs agents vexèrent les sujets: ceux-ci se plaignirent à Dâher, qui gronda; les flatteurs envenimèrent les deux partis. L’on se brouilla, et la guerre éclata entre le père et les enfants. Souvent les frères se brouillaient entre eux: autre sujet de guerre. D’ailleurs le chaik devenait vieux; et ses enfants, qui calculaient d’après un terme ordinaire, voulaient anticiper sa succession. Il devait laisser un héritier principal de ses titres et de sa puissance: chacun briguait la préférence, et ces brigues étaient un sujet de jalousie et de dissension. Par une politique rétrécie, Dâher favorisait la discorde: elle pouvait avoir l’avantage de tenir ses milices en haleine, et de les aguerrir; mais outre que ce moyen causait mille désordres, il eut encore l’inconvénient d’entraîner une dissipation de finances qui força de recourir aux expédients: il fallut augmenter les douanes; le commerce surchargé se ralentit. Enfin ces guerres civiles portaient aux récoltes une atteinte toujours sensible dans un état aussi borné.

      D’autre part, le divan de Constantinople ne voyait pas sans chagrin les accroissements de Dâher; et les intentions que ce chaik laissait percer, excitaient encore plus ses alarmes. Elles prirent une nouvelle force par une demande qu’il forma. Jusqu’alors il n’avait tenu ses domaines qu’à titre de fermier, et par bail annuel. Sa vanité s’ennuya de cette formule: il avait les réalités de la puissance, il voulut en avoir les titres: il les crut peut-être nécessaires pour en imposer davantage à ses enfants et à ses sujets. Il sollicita donc vers 1768, pour lui et pour son successeur, une investiture durable de son gouvernement, et demanda d’être proclamé chaik d’Acre, prince des princes, commandant de Nazareth, de Tabarié, de Safad, et chaik de toute la Galilée. La Port accorda tout à la crainte et à l’argent; mais cette fumée de vanité éveilla de plus en plus sa jalousie et son animosité.

      Elle avait d’ailleurs des griefs trop répétés; et quoique Dâher les palliât, ils avaient toujours l’effet d’entretenir la haine et le désir de la vengeance. Telle fut l’aventure du célèbre pillage de la caravane de la Mekke en 1757. Soixante mille pèlerins dépouillés et dispersés dans le désert, un grand nombre détruits par le fer ou par la faim, des femmes réduites en esclavage, un butin de la plus grande richesse, et surtout la violation sacrilége d’un acte de religion; tout cela fit dans l’empire une sensation dont on se souvient encore. Les Arabes spoliateurs étaient alliés de Dâher; il les reçut à Acre, et leur permit d’y vendre leur butin. La Porte lui en fit des reproches amers; mais il tâcha de se disculper et de l’apaiser, en envoyant le pavillon blanc du prophète.

      Telle fut encore l’affaire des corsaires maltais. Depuis quelques années ils infestaient les côtes de Syrie; et, sous le mensonge d’un pavillon neutre, ils étaient reçus dans la rade d’Acre: ils y déposaient leur butin, et y vendaient les prises faites sur les Turks. Quand ces abus se divulguèrent, les musulmans crièrent au sacrilége. La Porte informée tonna. Dâher protesta ignorance du fait; et pour prouver qu’il ne favorisait point un commerce aussi honteux à l’état et à la religion, il arma deux galiotes, et les mit en mer avec l’ordre apparent de chasser les Maltais. Mais le fait est que ces galiotes ne firent point d’hostilités contre les Maltais, et servirent au contraire à communiquer en mer avec eux, loin des témoins. Dâher fit plus: il prétexta que la rade de Haîfa était sans protection, que l’ennemi pouvait s’y loger malgré lui; et il demanda que la Porte bâtît un fort, et le munît aux frais du Sultan; l’on remplit sa demande; et quelque temps après, il fit décider que le fort était inutile; il le rasa, et en transporta les canons de bronze à Acre.

      Ces faits entretenaient l’aigreur et les alarmes de la Porte. Si l’âge de Dâher la rassurait, l’esprit remuant de ses enfants, et les talents militaires d’Ali, l’aîné d’entre eux, l’inquiétaient; elle craignait de voir se perpétuer, s’agrandir même, une puissance indépendante. Mais constante dans son plan ordinaire, elle n’éclatait point, elle agissait en dessous; elle envoyait des capidjis; elle stimulait les brouilleries domestiques, et opposait des agens capables du moins d’arrêter les progrès qu’elle redoutait.

      Le plus opiniâtre de ces agents fut cet Osman, pacha de Damas, que nous avons vu jouer un rôle principal dans la guerre d’Ali-bek. Il avait mérité la bienveillance du divan, en décelant les trésors de Soliman pacha, dont il était mamlouk. La haine personnelle qu’il portait à Dâher, et l’activité connue de son caractère, déterminèrent la confiance en sa faveur. On le regarda comme un contre-poids propre à balancer Dâher; en conséquence on le nomma pacha de Damas en 1760; et pour lui donner plus de force, on nomma ses deux enfants aux pachalics de Tripoli et de Saide; enfin, en 1765, on ajouta à son apanage Jérusalem et toute la Palestine.

      Osman seconda bien les vues de la Porte; dès les premières années il inquiéta Dâher; il augmenta les redevances des terrains qui relevaient de Damas. Le chaik résista; le pacha fit des menaces, et l’on vit que la querelle ne tarderait pas de s’échauffer. Osman épiait le moment de frapper un coup qui terminât tout; il crut l’avoir trouvé, et la guerre éclata.

      Tous les ans le pacha de Damas fait dans son gouvernement ce qu’on appelle la tournée5, dont le but est de lever le miri ou impôt des terres. Dans cette occasion, il mène toujours avec lui un corps de troupes capable d’assurer la perception. Il imagina de profiter de cette circonstance pour surprendre Dâher; et se faisant suivre d’un corps nombreux, il prit sa route à l’ordinaire, vers le pays de Nâblous. Dâher était alors au pied d’un château où il assiégeait deux de ses enfants; le danger qu’il courait était d’autant plus grand, qu’il se reposait sur la foi d’une trève avec le pacha. Son étoile le sauva. Un soir, au moment qu’il s’y attendait le moins, un courrier tartare6 lui remet des lettres de Constantinople; Dâher les ouvre, et sur-le-champ il suspend toute hostilité, dépêche un cavalier vers ses enfants, et leur marque qu’ils aient à lui préparer à souper à lui et à trois suivants; qu’il a des affaires de la dernière conséquence pour eux tous à leur communiquer. Dâher avait un caractère connu, on lui obéit. Il arrive à l’heure convenue; l’on mange gaiement; à la fin du repas, il tire ses lettres et les fait lire; elles étaient de l’espion qu’il entretenait à Constantinople, et elles portaient: «Que le sultan l’avait trompé par le dernier pardon qu’il lui avait envoyé; que dans le même temps il avait délivré un kat-chérif7 contre sa tête et contre ses biens; que tout était concerté entre les trois pachas, Osman et ses enfants, pour l’envelopper et le détruire lui et sa famille; que le pacha marcherait en forces vers Nâblous pour le surprendre, etc.» On juge aisément de la surprise des auditeurs; aussitôt de tenir conseil: les opinions se partagent; la plupart veulent qu’on


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<p>5</p>

Cela se pratique dans la plupart des grands pachalics dont les vassaux sont peu soumis.

<p>6</p>

Ce sont des Tartares qui font l’office de courriers en Turkie.

<p>7</p>

Ce mot, qui signifie noble-seing, est une lettre de proscription conçue en ces termes: Un tel, qui es l’esclave de ma sublime Porte, va vers un tel, mon esclave, et rapporte sa tête à mes pieds, au péril de la tienne.