Germaine. About Edmond
la soixantaine.
«Docteur, lui dit-elle, vous auriez dû arriver un instant plus tôt, vous avez perdu un beau panégyrique de l'homéopathie. M. P., qui sort d'ici, se vantait de nous faire vivre tous sans un seul poumon. Est-ce que vous l'auriez laissé dire?»
Le vieux médecin haussa les sourcils avec un imperceptible mouvement d'épaule. «Madame, reprit-il, le poumon est à la fois le plus délicat et le plus indispensable de tous nos organes; il renouvelle la vie à chaque seconde par un prodige de combustion que Spallanzani et les plus grands physiologistes n'ont ni expliqué ni décrit. Sa contexture est d'une fragilité effrayante; sa fonction l'expose à des dangers sans cesse renaissants. C'est dans le poumon que notre sang vient se mettre en contact immédiat avec l'air extérieur. Si l'on songeait que l'air est presque toujours ou trop froid, ou trop chaud, ou mélangé de gaz délétères, on ne respirerait pas une fois sans faire son testament. Un philosophe allemand qui a prolongé sa vie à force de prudence, le célèbre Kant, lorsqu'il faisait sa promenade hygiénique de tous les jours, avait soin de fermer la bouche et de respirer exclusivement par les narines, tant il craignait l'action directe de l'atmosphère ambiante sur ses poumons!
–Mais alors, cher docteur, nous sommes tous condamnés à mourir de la poitrine?
–On en meurt beaucoup, madame, et les homéopathes n'y changent rien.
–Mais on guérit aussi! Voyons: je suppose qu'un homme jeune et bien portant épouse une jeune et belle phthisique. Il l'emporte en Italie, il se dévoue à la guérir, il l'entoure des soins d'un homme comme vous. Est-ce qu'on ne pourrait pas en deux ou trois ans….
–Sauver le mari? c'est possible. Encore n'en répondrais-je pas.
–Le mari! le mari! mais quel danger?
–Danger de contagion, madame. Qui sait si les tubercules qui naissent dans les poumons d'un phthisique ne répandent pas dans l'air environnant des semences de mort? Mais pardon, ce n'est ni le lieu ni le moment de développer une théorie nouvelle dont je suis l'inventeur et que je compte soumettre un de ces jours à l'Académie de médecine. Je veux seulement vous raconter un fait que j'ai observé.
–Parlez, cher docteur: c'est plaisir et profit d'écouter un savant tel que vous.
–Il y a cinq ans, madame, j'ai donné des soins à la femme d'un tailleur de la rue Richelieu, une pauvre petite créature abominablement phthisique. Son mari était un grand Allemand, solide, bien bâti et rouge comme une pomme. Ces gens-là s'adoraient. Ils ont eu, en 1849, un enfant qui n'a pas vécu. La femme est morte en 1850: j'avais fait tout ce que j'avais pu pour la sauver. On m'a demandé le compte de mes visites, et j'ai passé deux ans sans retourner dans la maison. Le tailleur m'a fait chercher l'année dernière: je l'ai trouvé dans son lit, tellement changé, que je ne voulais pas le reconnaître. Il était phthisique au troisième degré. J'avisai une petite boulotte qui pleurait à son chevet. C'était sa nouvelle femme: il avait fait la sottise de se remarier. Le malade mourut, conformément au programme. La veuve a hérité de sa maladie. Je lui ai fait une visite hier, et quoique le mal ait été pris à temps, je ne réponds de rien.»
Mme Chermidy consigna sa porte à cinq heures et s'enfonça dans une méditation fort mélancolique.
Elle n'avait jamais désespéré de devenir comtesse de Villanera. Toute femme qui trompe son mari aspire nécessairement au veuvage; à plus forte raison lorsqu'elle a un amant riche et garçon. Elle avait tout lieu de croire que Chermidy ne serait pas éternel. Du homme qui vit entre le ciel et l'eau est un malade en danger de mort.
Ses espérances avaient pris un corps depuis la naissance du petit Gomez. Elle tenait le comte par un lien tout-puissant sur les âmes honnêtes, l'amour paternel. En mariant M. de Villanera à une mourante, elle assurait l'avenir de son fils et le sien. Mais à la veille d'accomplir ce projet triomphant, elle découvrait deux dangers qu'elle n'avait pas prévus. Germaine pouvait guérir. Si elle succombait, elle pouvait entraîner le comte avec elle et lui léguer un germe de mort. Dans le premier cas, Mme Chermidy perdait tout, jusqu'à son enfant. De quel droit irait-elle réclamer le fils légitime de don Diego et de Mlle de La Tour d'Embleuse? D'un autre côté, si le comte devait mourir après sa femme, elle ne se souciait pas de l'épouser. Elle se sentait trop belle et trop jeune pour jouer le rôle de la seconde femme du tailleur.
Heureusement, pensait-elle, rien n'est encore fait. On peut chercher un autre expédient. Le comte est amoureux, il est père; j'en ferai tout ce qu'il me plaira. S'il faut absolument qu'il se marie pour adopter son fils, nous trouverons une autre malade dont la mort soit plus sûre et dont le mal ne soit pas contagieux. Elle se disait, pour se rassurer, que le vieil allopathe était un original capable d'inventer les théories les plus absurdes. Elle avait entendu soutenir que la pulmonie se transmettait quelquefois de père en fils; mais elle trouvait naturel que Germaine gardât pour elle la maladie et la mort, comme biens paraphernaux. Ce qui l'inquiétait sérieusement, c'était la possibilité d'une de ces guérisons merveilleuses qui déjouent tous les calculs de la prudence humaine. Elle se mit à haïr le docteur Le Bris, autant pour ses scrupules que pour son talent. Elle se promit enfin d'arrêter toutes les démarches de don Diego, jusqu'à ce qu'elle eût pris toutes ses sûretés.
Mais les événements avaient fait un grand pas dans la journée, et le comte vint lui apprendre à dix heures du soir que ses plans avaient été suivis de point en point.
Don Diego, en sortant de table, avait couru chez sa mère. La vieille comtesse est une femme de la même étoffe que son fils, haute, sèche, osseuse, modelée comme une planche, campée majestueusement sur deux grands pieds, noire à faire peur aux petits enfants, et grimaçant un sourire aristocratique entre deux bandeaux de cheveux gris. Elle écouta le récit de don Diego avec la condescendance roide et dédaigneuse des grandes vertus d'autrefois pour les petitesses d'aujourd'hui. De son côté, le comte ne fit rien pour atténuer ce qu'il y avait de répréhensible dans les calculs de son mariage. Ces deux personnes honnêtes, mais entraînées par la force des choses dans un de ces marchés scabreux qui se signent quelquefois à Paris, n'étaient préoccupées que des moyens de faire dignement une chose que leurs ancêtres n'auraient pas faite. La douairière n'assaisonna la conversation d'aucun reproche, même muet; le temps des remontrances était passé: il ne s'agissait plus que d'assurer l'avenir de la maison en sauvant le nom des Villanera.
Lorsque toutes choses furent convenues, la comtesse monta dans son carrosse et se fit mener à l'hôtel de Sanglié. Les valets de pied du baron la conduisirent jusqu'à l'appartement de la duchesse. Sémiramis lui ouvrit la porte et l'introduisit au salon. M. et Mme de La Tour d'Embleuse la reçurent auprès d'un petit feu flambant, fait de matériaux étranges: deux planches de la cuisine, une chaise de paille et quelques champignons de portemanteau. La duchesse avait fait autant de toilette qu'elle avait pu. Sa robe de velours noir était bleue à tous les plis. Le duc portait le ruban de ses ordres sur un habit plus râpé que celui d'un maître d'écriture.
L'entrevue fut froide et solennelle. Mme de La Tour d'Embleuse ne pouvait vouloir aucun bien à des gens qui spéculaient sur la mort prochaine de sa fille. Le duc était plus à l'aise; il essaya d'être charmant. Mais la raideur de la douairière paralysa toutes ses grâces, et il se sentit froid jusque dans le dos. Mme de Villanera, par une erreur qui se commet souvent aux premières rencontres, enveloppa dans un même jugement le duc et la duchesse. Elle les soupçonna d'empressement, et elle crut lire en eux une joie sordide. Cependant elle n'oublia pas les intérêts pressants qui l'amenaient, et elle exposa froidement le motif de sa démarche. Elle débattit, en notaire, toutes les conditions du mariage, et lorsqu'on fut d'accord sur tous les points, elle se leva de son fauteuil et dit d'une voix métallique:
«Monsieur le duc, madame la duchesse, j'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle Germaine de La Tour d'Embleuse, votre fille, pour le comte Diego Gomez de Villanera, mon fils.»
Le duc répondit que sa fille était très-honorée du choix de M. de Villanera.
On fixa d'un commun accord le jour du mariage, et la duchesse alla chercher Germaine pour la présenter à la douairière. La pauvre enfant pensa mourir de frayeur en comparaissant devant ce grand spectre de femme. La comtesse la trouva bien, lui parla maternellement, la baisa au front, et