Contes humoristiques - Tome I. Alphonse Allais
est vrai que celui de Charlemagne!... J'en savais la provenance, mais, pour ne point désoler Desmachins, je gardai toujours, à l'égard de ce parchemin faussement suranné, un silence d'or.
(C'était un vieil élève de l'École des chartes, tombé dans une vie d'improbité crapuleuse, qui s'était adonné à la fabrication de manuscrits carlovingiens—ne pas écrire carnovingiens—et qui fournissait à Desmachins des autographes des époques les plus reculées).
L'ami qui m'apprenait le trépas de Desmachins, en tous ses pénibles détails, semblait lutter contre un désir d'aveu.
À la fin, il murmura:—Et ce qu'il y a de plus terrible, c'est que je suis un peu son assassin.
Du coup, ma douloureuse stupeur se teinta d'étonnement.
—Oui continua-t-il, le pauvre Desmachins est mort sur mon conseil!
—Le guillotiné par persuasion, quoi!
—Oh! ne ris pas, c'est une épouvantable histoire, et je vais te la conter.
Je pris l'attitude bien connue du gentleman à qui on va conter une épouvantable histoire, et mon ami—car, malgré tout, c'est encore mon ami—me narra la chose en ces termes:
—Un jour, je rencontrai Desmachins enchanté d'une nouvelle acquisition. Il venait d'acheter un os de mouton sur lequel était inscrit, de la main même du Prophète, un verset du Coran.
«—Et tu as payé ça?... lui demandai-je.
«—Une bouchée de pain, mon cher. C'est un vieux cheik arabe qui me l'a cédé. Comme il avait absolument besoin d'argent, j'ai pu avoir l'objet pour 3000 francs.
«Mâtin! pensai-je, 3000 francs, une bouchée de pain! Ça le remet cher la livre!»
«Et il m'emmena chez lui pour me faire admirer son nouveau classement. Il avait, disait-il, inventé un nouveau classement dont il était très fier.
«La vue d'une lettre de Nélaton me suggéra une idée et, machinalement, je lui demandai:
«—Tu n'as pas d'autographe de Ricord?
«—Ricord?... Qui est-ce?
«—Comment! tu ne connais pas Ricord?
«Le malheureux... c'est-à-dire, non, le bienheureux... ou plutôt non, le malheureux ne connaissait pas Ricord.
«Alors, moi, je lui dis la gloire de Ricord, et Desmachins résolut aussitôt d'avoir, en sa collection, un mot du célèbre spécialiste.
«Dès le lendemain, il alla chez ses fournisseurs ordinaires: pas le moindre Ricord.
«Chez ses fournisseurs extraordinaires, pas davantage.
«Desmachins se désolait, s'impatientait. Car lui, si calme d'habitude, tournait facilement au fauve lorsqu'il s'agissait de sa collection.
«—Pourtant, rugissait-il, il y a des gens qui en ont, de ces autographes!
«—Oui, répliquai-je avec douceur, mais ceux qui les détiennent sont plus disposés à les enfouir dans les plus intimes replis de leur portefeuille qu'à en tirer une vanité frivole.
«—Tu me donnes une idée! Puisque Ricord est médecin, je vais aller le trouver, il me fera une ordonnance qu'il signera, et j'aurai un autographe!
«—C'est ingénieux, mais malheureusement... ou plutôt heureusement, tu n'es pas malade.
«—J'ai un fort rhume de cerveau.... Tu vois, mon nez coule.
«—Ton nez....
«Je n'achevai pas, ayant toujours eu l'horreur des plaisanteries faciles, mais j'éclairai Desmachins sur le rôle de Ricord dans la société contemporaine.
«Huit jours se passèrent.
«Un matin, Desmachins entra chez moi, pâle mais les yeux résolus.
«—Tu sais, j'y suis décidé!
«—À quoi?
«—À aller chez Ricord.
«—Mais, encore une fois, tu n'es pas... malade.
«—Je le deviendrai!... Et précisément, je viens te demander des détails.
«Je crus qu'il plaisantait, mais pas du tout! C'était une idée fixe.
«Alors—et ce sera l'éternel remords de ma vie—j'eus la faiblesse de lui fournir quelques explications. Je lui conseillai les Folies Bergère, par expérience.
«La semaine d'après, Desmachins m'envoyait un petit bleu ainsi conçu:
«»Viens me voir. Je suis au lit. Mais qu'importe! JE L'AI!»
«Les trois derniers mots triomphalement soulignés.
«Oui, termina tristement le narrateur, il l'avait, et c'est de ça qu'il est mort».
Colydor
Son parrain, un maniaque pépiniériste de Meaux, avait exigé qu'il s'appelât, comme lui, Polydore. Mais nous, ses amis, considérant à juste titre que ce terme de Polydore était suprêmement ridicule, avions vite affublé le brave garçon du sobriquet de Colydor, beaucoup plus joli, euphonique et suggestif davantage.
Lui, d'ailleurs, était ravi de ce nom, et ses cartes de visite n'en portaient point d'autre. Également on pouvait lire en belle gothique Colydor sur la plaque de cuivre de la porte de son petit rez-de-chaussée, situé au cinquième étage du 327 de la rue de la Source (Auteuil).
Il exigeait seulement qu'on orthographiât son nom ainsi que je l'ai fait: un seul l, un y et pas d'e à la fin.
Respectons cette inoffensive manie.
Je ne suis pas arrivé à mon âge sans avoir vu bien des drôles de corps, mais les plus drôles de corps qu'il m'a été donné de contempler me semblent une pâle gnognotte auprès de Colydor.
Quelqu'un, Victor Hugo, je crois, a appelé Colydor le sympathique chef de l'École Loufoque, et il a eu bien raison.
Chaque fois que j'aperçois Colydor, tout mon être frémit d'allégresse jusque dans ses fibres les plus intimes.
«Bon, me dis-je, voilà Colydor, je ne vais pas m'embêter».
Pronostic jamais déçu.
Hier, j'ai reçu la visite de Colydor.
—Regarde-moi bien, m'a dit mon ami, tu ne me trouves rien de changé dans la physionomie?
Je contemplai la face de Colydor et rien de spécial ne m'apparut;
—Eh bien! mon vieux, reprit-il, tu n'es guère physionomiste. Je suis marié!
—Ah bah!
—Oui, mon bonhomme! Marié depuis une semaine.... Encore mille à attendre et je serai bien heureux!
—Mille quoi?
—Mille semaines, parbleu!
—Mille semaines? À attendre quoi?
—Quand je perdrais deux heures à te raconter ça, tu n'y comprendrais rien!
—Tu me crois donc bien bête?
—Ce n'est pas que tu sois plus bête qu'un autre, mais c'est une si drôle d'histoire!
Et sur cette alléchance, Colydor se drapa dans un sépulcral mutisme. Je me sentais décidé à tout, même au crime, pour savoir.
—Alors, fis-je de mon air le plus indifférent, tu es marié....
—Parfaitement!
—Elle est jolie?
—Ridicule!