Le Tour du Monde; Scandinavie. Various
un dévouement sans bornes à la France, il nous vend fort cher quatre petits morceaux d'argent.
Nous le quittons et, après avoir admiré de plus près la splendeur de Larbröfoss4, nous revenons à l'hôtel, où nous trouvons toute préparée une vaste chambre contiguë à la salle de concert de la ville. Dans le Nord, où la construction est toujours en bois et par conséquent peu coûteuse, la poste-auberge, gœstgivegaard, atteint dans les petites villes des proportions respectables; au rez-de-chaussée, il y a cabaret pour le peuple, restaurant et table d'hôte pour les fonctionnaires; le premier est occupé par une vaste salle de concert destinée aux solennités musicales ou chorégraphiques de l'endroit, et flanquée de deux ou trois vastes chambres au parquet de sapin, semé de petites branches vertes.
Kongsberg est la dernière étape de la civilisation de ce côté de la Norvége. À quelques heures seulement de Christiania, elle participe au mouvement de la capitale. Mais n'allez pas plus loin, si vous voulez vivre autrement que de vos propres ressources. Là commencent les âpres montagnes du Télémark qui enlacent les lacs Tinn, Mjös, Totak et Bandak et vont, s'entassant les unes sur les autres, former vers l'ouest l'inaccessible barrière du Hardanger fjeld, vaste désert de neige, où l'indigène même ne s'aventure pas sans horreur.
Pendant quelques milles encore on peut se servir de la carriole; c'est-à-dire que l'on trouve un ou deux sentiers assez larges pour lui livrer passage: frayés ou non, peu importe, dès qu'elle entre, elle va partout.
Le but principal d'une excursion en Télémark est la célèbre chute fumante, Rjukandfoss5, la plus grande de l'Europe, je dis la plus grande et non la plus haute ni la plus forte; car la chute du Rhin à Schaffhausen et les rapides de la Glommen à Kongsvinger l'emportent sur le Rjukan en puissance d'eau, de même que le filet d'eau qui, à Gudvangen, dans l'évêché de Bergen, tombe de 4000 pieds dans la mer, l'emporte en hauteur; mais la célébrité du Rjukan vient à la fois de la masse imposante de ses eaux et de la hauteur immense d'où elles tombent, un lac précipité dans un autre, de mille pieds de hauteur.
Le lac Mjös, immense nappe à six branches, grossie des eaux qui tombent du Hardanger fjeld, vient se déverser par le Maan Elv dans le bassin du Tinn.
La vallée du Maan Elv peut avoir douze lieues; c'est au tiers environ qu'a lieu la dépression énorme qui produit la chute. Pour aller de Kongsberg au Rjukan, il faut passer de la vallée de la Laagen dans celle du lac Tinn et franchir une chaîne de montagnes assez abruptes; en faisant un coude et les tournant au sud, on suit une route assez bonne mais insignifiante. Nous devrons prendre le chemin le moins frayé et le plus pittoresque.
À quatre heures du matin, nous quittions Kongsberg et, après avoir suivi pendant une heure la Laagen chargée de bois flottés et bordée de grands sapins écorcés, nous entrons dans la montagne ou plutôt dans la forêt, car de tous côtés ce ne sont que sapins et rochers, rochers et sapins à perte de vue.
La vallée de Vestfjordal.—Dessin de Doré d'après M. Riant.
Au bout d'une autre heure, les pentes s'adoucissent et l'on entre dans une vaste prairie traversée par une petite rivière et bordée de hautes collines: c'est le sæter de Moën. Rien en général n'est tranquille et poétique comme un sæter; c'est une petite ferme isolée, inhabitée l'hiver. Là, en été, une famille, quelquefois une jeune fille seule, garde dans les pâturages de la montagne des troupeaux de moutons et de vaches. Le mot sæter implique l'absence de culture; il n'y a autour de la ferme que de verdoyantes prairies.
Les gens de Moën sont doux et n'ont point l'air heureux. Ils nous vendent une de ces petites broches à pendeloques que, dans les longues veillées d'hiver, les paysans façonnent avec le filigrane naturel des mines de Kongsberg.
Après Moën, commence une longue montée sur un de ces plateaux tourbeux où depuis des siècles les sapins meurent et renaissent de leurs propres débris. Dans ces déserts marécageux, la route dépasse tout ce que l'imagination a jamais pu concevoir d'effrayant pour les voitures: lacets brusques, rochers laissés en travers, ponts vermoulus, pentes à pic, rien n'y manque.
Après une heure et demie de montée on arrive à Bolkesjö. Bolkesjö est une ferme de montagne importante, fondée il y a cent ans et encore tout empreinte du cachet original des vieux gaards norvégiens.
Intérieur d'auberge à Bolkesjö.—Dessin de Lancelot.
Du haut de la montagne au versant de laquelle les dix ou douze bâtiments de la ferme sont semés, on jouit d'une vue magnifique sur le lac Fol qui occupe le fond de la vallée et sur les plateaux boisés de Hofvin, tandis que vers l'ouest se découpe la cime neigeuse du mont Gausta.
À Bolkesjö tout est encore vraiment norvégien. La chambre des hôtes, peinte depuis le parquet jusqu'aux solives d'arabesques rouges et noires aux tons brunis par le temps, est parée de deux vastes alcôves aux lits élevés; le long des murs sont des bahuts chargés de vieux pots danois à couvercle d'argent et de large vaisselle de cuivre et d'argent; de vieilles chaises de bois peintes comme les solives et de vénérables tables en racine de bouleau complètent la mise en scène.
C'est dans cet intérieur d'un haut style que le maître de la maison nous sert une façon d'œufs au lard. Toute l'argenterie de la famille est exhibée dans cette occasion solennelle, et s'il est permis de juger, par ce déploiement de luxe, de l'opulence relative de note hôte, il doit être fort à son aise. Les paysans norvégiens, s'ils vivent avec frugalité, aiment à manger dans l'argent le peu qu'ils mangent: le contenant fait valoir le contenu. De là cette quantité de pots, de cuillers, d'assiettes fabriquées avec du métal fortement allié; le tout orné des dates les plus diverses et des formes les plus capricieuses.
Après le déjeuner continue la descente; la chaleur est toujours très-forte. La route n'en est plus une; c'est un casse-cou. La grande nappe au lac Fol apparaît à gauche, mais tout en bas, à deux ou trois cents pieds au-dessous de soi. On croit à chaque instant qu'on y roulera à pic, mais le chemin tourne brusquement et rentre dans la forêt. À droite, d'autres petits lacs tributaires du Fol brillent à travers les arbres. Tous sont solitaires: pas une barque, pas une maison au bord. Quelques roches seulement, quelques chevaux en liberté qui viennent s'abreuver à la rive. Ce silence nous étonne d'abord, mais on s'y fait. Les routes peuvent être étroites, on ne croise personne. En huit jours, nous ne trouverons pas une autre voiture que les nôtres.
Au bas de la montagne de Bolkesjö et presque au niveau du Fol, nous nous arrêtons un instant à Vik où le pays recommence à devenir cultivé. De larges prairies resplendissent au soleil et les clôtures reparaissent en travers des chemins. Dans un pays où il ne passe personne, à quoi bon clôturer les champs? Le long des routes, on se borne à construire des haies de bois pour limiter les héritages. Ces longues haies coupent en général les chemins. Une grande porte de bois pivotant sur un poteau de sapin barre la route. À chaque clôture, il faut que le skydskarl qui est assis derrière la carriole saute en bas pour aller ouvrir. En général, c'est un gros gamin, blond, lent et lourd. Il faut attendre qu'il ait vu la barrière, qu'il se soit laissé tomber de la valise, qu'il ait ouvert, puis, refermé la claie et enfin (ce qui est plus long), qu'il se soit hissé de nouveau à son poste. Pour peu qu'il y en ait une vingtaine par relai, on fait à peine deux lieues à l'heure.
À Kopsland, une dernière barrière ouvre sur de magnifiques prairies, arrosées par le Maan Elv, le même fleuve qui, après être tombé de neuf cents pieds au Rjukan, a traversé le lac Tinn, puis va se jeter, à Skien, dans la mer du Nord. Le Maan à cet endroit est fort large, toujours rapide et blanc d'écume. D'énormes sapins sont emportés avec une vitesse effrayante. Du reste, les bords du fleuve n'ont rien qui participe de la nature sévère et presque furieuse de ses eaux. Des massifs d'aulnes et de frênes s'étagent sur les dernières pentes des montagnes. Les prairies sont couvertes d'orchidées et de géraniums.
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