История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Антуан Франсуа Прево
de T*** lui promit de la venir voir souvent avec moi. « Pour le lieu, ajouta-t-il agréablement, il ne faut plus l’appeler l’hôpital ; c’est Versailles depuis qu’une personne qui mérité l’empire de tous les cœurs y est renfermée. »
Je fis en sortant quelques libéralités au valet qui la servait, pour l’engager à lui rendre ses soins avec zèle. Ce garçon avait l’âme moins basse et moins dure que ses pareils. Il avait été témoin de notre entrevue. Ce tendre spectacle l’avait touché. Un louis d’or dont je lui fis présent acheva de me l’attacher. Il me prit à l’écart en descendant dans les cours : « Monsieur, me dit-il, si vous me voulez prendre à votre service ou me donner une honnête récompense pour me dédommager de la perte de l’emploi que j’occupe ici, je crois qu’il me sera facile de délivrеr mademoiselle Manon. »
Je voulus savoir quels moyens il avait dessein d’employer. « Nul autre, me dit-il, que de lui ouvrir le soir la porte de sa chambre et de vous la conduire jusqu’à celle de la rue, où il faudra que vous soyez prêt à la recevoir. « Je lui demandai s’il n’était point à craindre qu’elle ne fût reconnue en traversant les galeries et les cours. Il confessa qu’il y avait quelque danger ; mais il me dit qu’il fallait bien risquer quelque chose.
Nous convînmes donc avec le valet de ne pas remettre son entreprise plus loin qu’au jour suivant ; et, pour la rendre aussi certaine qu’il était en notre pouvoir, nous résolûmes d’apporter des habits d’homme, dans la vue de faciliter notre sortie. Il n’était pas aisé de les faire entrer ; mais je ne manquai pas d’invention pour en trouver le moyen. Je priai seulement monsieur de T*** de mettre le lendemain deux vestes légères l’une sur l’autre, et je me chargeai de tout le reste.
Nous retournâmes le matin à l’hôpital. J’avais avec moi, pour Manon, du linge, des bas, etc., et par-dessus mon just-au-corps un surtout qui ne laissait rien voir de trop enflé dans mes poches. Nous ne fûmes qu’un moment dans sa chambre. Monsieur de T*** lui laissa une de ses deux vestes. Je lui donnai mon just-au-corps, le surtout me suffisant pour sortir. Il ne se trouva rien de manque à son ajustement, excepté la culotte, que j’avais malheureusement oubliée.
L’oubli de cette pièce nécessaire nous eût sans doute apprêté à rire, si l’embarras où il nous mettait eût été moins sérieux. J’étais au désespoir qu’une bagatelle de cette nature fût capable de nous arrêter. Cependant je pris mon parti, qui fut de sortir moi-même sans culotte. Je laissai la mienne à Manon. Mon surtout était long, et je me mis, à l’aide de quelques épingles, en état de passer décemment à la porte.
Le reste du jour me parut d’une longueur insupportable. Enfin, la nuit étant venue, nous nous rendîmes dans un carrosse un peu au-dessous de la porte de l’hôpital. Nous n’y fûmes pas longtemps sans voir Manon paraître avec son conducteur. Notre portière étant ouverte, ils montèrent tous deux à l’instant. Je reçus ma chère maîtresse dans mes bras. Elle tremblait comme une feuille. Le cocher me demanda où il fallait toucher : « Touche au bout du monde, lui dis-je, et mène-moi quelque part où je ne puisse jamais être séparé de Manon. »
Ce transport, dont je ne fus pas le maître, faillit de m’atirer un fâcheux embarras. Le cocher fit réflexion à mon langage, et lorsque je lui dis ensuite le nom de la rue où nous voulions être conduits, il me répondit qu’il craignait que je ne l’еngageasse dans une mauvaise affaire ; qu’il voyait bien que ce beau jeune homme qui s’appelait Manon était une fille que j’enlevais de l’hôpital, et qu’il n’était pas d’humeur à se perdre pour l’amour de moi.
La délicatesse de ce coquin n’était qu’une envie de me faire payer la voiture plus cher. Nous étions trop près de l’hôpital pour ne pas filer doux. « Tais-toi, lui dis-je, il y a un louis d’or à gagner pour toi. » Il m’aurait aidé, après cela, à brûler l’hôpital même.
Nous gagnâmes la maison où demeurait Lescaut. Comme il était tard, monsieur de T*** nous quitta en chemin avec promesse de nous revoir le lendemain ; le valet demeura seul avec nous.
Je tenais Manon si étroitement serrée entre mes bras, que nous n’occupions qu’une place dans le carrosse. Elle pleurait de joie et je sentais ses larmes qui mouillaient mon visage.
Lorsqu’il fallut descendre pour entrer chez Lescaut, j’eus avec le cocher un nouveau démêlé dont les suites furent funestes. Je me repentis de lui avoir promis un louis, non seulement parce que le présent était excessif, mais par une autre raison bien plus forte, qui était l’impuissance de le payer. Je fis appeler Lescaut. Il descendit de sa chambre pour venir à la porte. Je lui dis à l’oreille dans quel embarras je me trouvais. Comme il était d’une humeur brusque et nullement accoutumé à ménager un fiacre, il me répondit que je me moquais. « Un louis d’or ! ajouta-t-il ; vingt coups de canne à ce coquin-là ! » J’eus beau lui représenter doucement qu’il allait nous perdre, il m’arracha ma, canne avec l’air d’en vouloir maltraiter le cocher. Celui-ci, à qui il était peut-être arrivé de tomber quelquefois sous la main d’un garde du corps ou d’un mousquetaire, s’enfuit de peur avec son carrosse, en criant que je l’avais trompé, mais que j’aurais de ses nouvelles. Je lui répétai inutilement d’arrêter.
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