Пампушка = Boule de Suif. Ги де Мопассан

Пампушка = Boule de Suif - Ги де Мопассан


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la place humide encore des lèvres de sa voisine.

      Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de Tantale. Tout d’un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir qui fit retourner les têtes ; elle était aussi blanche que la neige du dehors ; ses yeux se fermèrent, son front tomba : elle avait perdu connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde. Chacun perdait l’esprit, quand la plus âgée des bonnes sœurs, soutenant la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, ouvrit les yeux, sourit, et déclara d’une voix mourante qu’elle se sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et elle ajouta : « C’est la faim, pas autre chose. »

      Alors Boule de Suif, rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs restés à jeun : « Mon Dieu, si j’osais offrir à ces messieurs et à ces dames… » Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole : « Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit s’aider. Allons, mesdames, pas de cérémonie : acceptez, que diable ! Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit ? Du train dont nous allons, nous ne serons pas à Tôtes avant demain midi. » On hésitait, personne n’osant assumer la responsabilité du « oui ». Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit : « Nous acceptons avec reconnaissance, madame. »

      Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s’en donna carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de Crassane, un pavé de pont-1’évêque, des petits fours et une tasse pleine de cornichons et d’oignons au vinaigre : Boule de Suif, comme toutes les femmes, adorant les crudités.

      On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc on causa, avec réserve d’abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on s’abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient un grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La comtesse surtout montra cette condescendance aimable des très nobles dames qu’aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et mangeant beaucoup.

      On s’entretint de la guerre naturellement. On raconta des faits horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français ; et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les histoires personnelles commencèrent bientôt et Boule de Suif raconta, avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu’ont parfois les filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait quitté Rouen: «J’ai cru d’abord que je pourrais rester, disait-elle. J’avais ma maison pleine de provisions, et j’aimais mieux nourrir quelques soldats que m’expatrier je ne sais où. Mais quand je les ai vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi ! Ils m’ont tourné le sang de colère ; et j’ai pleuré de honte toute la journée. Oh ! si j’étais un homme, allez ! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m’empêcher de leur jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi ; alors j’ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles à étrangler que d’autres ! Et je l’aurais terminé, celui-là, si l’on ne m’avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher après ça. Enfin, quand j’ai trouvé une occasion, je suis partie, et me voici. »

      On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l’estime de ses compagnons qui ne s’étaient pas montrés si crânes ; et Cornudet, en l’écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d’apôtre ; de même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont celui de la religion. Il parla à son tour d’un ton doctrinaire, avec l’emphase apprise dans les proclamations qu’on collait chaque jour aux murs, et il finit par un morceau d’éloquence où il étrillait magistralement cette « crapule de Badinguet ».

      Mais Boule de Suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste. Elle devenait plus rouge qu’une guigne et, bégayant d’indignation : « J’aurais bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ça aurait été du propre, ah oui ! C’est vous qui l’avez trahi, cet homme ! On n’aurait plus qu’à quitter la France si l’on était gouverné par des polissons comme vous ! » Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux et supérieur, mais on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s’interposa et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en proclamant avec autorité que toutes les opinions sincères étaient respectables. Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans l’âme la haine irraisonnée des gens comme il faut pour la République, et cette instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, malgré elles, attirées vers cette prostituée pleine de dignité, dont les sentiments ressemblaient si fort aux leurs.

      Le panier était vide. À dix on l’avait tari sans peine, en regrettant qu’il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un peu refroidie néanmoins depuis qu’on avait fini de manger.

      La nuit tombait, l’obscurité peu à peu devint profonde, et le froid, plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa chaufferette dont le charbon depuis le matin avait été plusieurs fois renouvelé, et l’autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds gelés. Mmes Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux religieuses.

      Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d’une lueur vive un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des deux côtés de la route, la neige qui semblait se dérouler sous le reflet mobile des lumières.

      On ne distinguait plus rien dans la voiture ; mais tout à coup un mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet ; et Loiseau, dont l’œil fouillait l’ombre, crut voir l’homme à la grande barbe s’écarter vivement comme s’il eût reçu quelque bon coup lancé sans bruit.

      Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C’était Tôtes. On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l’avoine et souffler, faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l’Hôtel du Commerce on s’arrêta.

      La portière s’ouvrit. Un bruit bien connu fit tressaillir tous les voyageurs ; c’étaient les heurts d’un fourreau de sabre sur le sol. Aussitôt la voix d’un Allemand cria quelque chose.

      Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si l’on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur apparut tenant à la main une de ses lanternes qui éclaira subitement jusqu’au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et d’épouvanté.

      À côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa casquette plate et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d’un hôtel anglais. Samoustache démesurée, à longs poils droits, s’amincissant indéfiniment de chaque côté et terminée par un seul fil blond si mince qu’on n’en apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant.

      Il invita en français d’Alsacien les voyageurs à sortir, disant d’un ton raide : « Foulez-fous tescentre, messieurs et tames ? »

      Les deux bonnes sœurs obéirent les premières avec une docilité de saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié.


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