La Danse Des Ombres. Nicky Persico

La Danse Des Ombres - Nicky Persico


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Non seulement il ne m’a pas dit bonjour, si ce n’est pour me répondre, il n’a pas non plus cherché à savoir s’il pouvait m’être utile en quoi que ce soit, et voilà qu’il semble maintenant vouloir souligner l’absence de clarté de ma requête!

      Soit!

      «À vrai dire, je ne sais pas. Le premier train qui passe et qui a pour destination l’endroit le plus éloigné qui soit fera parfaitement l’affaire. Un aller simple. Merci.»

      Un silence irréel s’installa à nouveau.

      Le guichetier le regarda à nouveau et parut encore plus absorbé. Puis, il se pencha vers un tiroir et en sortit un carnet. Après avoir extrait un coupon en papier cartonné, il le glissa dans une étrange machine d’impression et tira ensuite un levier. Bruyamment, le billet fut imprimé et il le retourna lentement, tout en l’observant. Il souffla dessus puis le fit passer soigneusement par une fente située au bas de la séparation vitrée éraflée, sous laquelle le passager potentiel avait entre temps fait glisser un billet de banque.

      L’homme à la casquette le prit et le glissa rapidement dans la caisse, et resta assis, les bras croisés. Il ajouta seulement «Il part dans quelques minutes». Et il le regarda à nouveau, fixement, en silence.

      Asdrubale en déduisit que le montant devait être exact et qu’aucune monnaie ne devait lui être rendue.

      Après avoir pris le billet, il le glissa dans sa poche de manteau et salua l’homme:

      «Bonsoir.»

       «Bonsoir à vous» répondit le guichetier, sans rien ajouter d’autre.

      Alors qu’Asdrubale, désormais le dos tourné, se dirigeait vers la sortie pour rejoindre le quai, il entendit ces mots, prononcés à voix haute: «Et bon voyage.»

      Enfin, il trouvait un peu de gentillesse dans ce lieu oublié.

      Cette fois-ci, il ne répondit pas. Il sortit.

       Étrangement, c’est seulement à ce moment-là qu’il se rendit compte qu’il n’y avait qu’un seul quai. Pour autant qu’il sache, même dans les petites gares, il devait toujours y en avoir au moins deux, ou plus. Comme quoi, on fait des découvertes intéressantes lorsqu’on va se promener pour la dernière fois. Peut-être que cet endroit n’était qu’un petit point de transit, une zone d’échange, ou qui sait quoi d’autre. Après tout, il ne comprenait pas grand-chose aux trains. Mais, deux rails et une forêt tout autour: c’était sûrement peu commun, pensa-t-il .

      Allez savoir.

      Dès lors, il put se remettre à songer à l’eau et à ses récits fantasmagoriques.

      Comme par exemple ce matin-là où elle lui raconta ses migrations: la goutte retournait sur la Terre et à un moment donné abandonnait l’élément dont elle avait fait partie, en s’évaporant.

       Elle raconta comment, tandis qu’elle s’élevait dans le ciel, elle regardait la Terre se faire de plus en plus petite, fascinée. Entre les nuages, elle rencontrait d’autres gouttes, et parfois certaines ne lui étaient pas inconnues, leurs chemins s’étant croisés dans le passé. Elles se saluaient et échangeaient des histoires de toutes sortes. Et ensemble elles devenaient des nuages spectaculaires qui, à un moment donné, partaient lentement en voyage. Et quels panoramas, et quelles traversées aériennes! En tant que cirrus, nimbus, cumulus. À dessiner des formes, à décrire des circonvolutions. À survoler des océans, des montagnes, des campagnes, des fleuves et des étendues immenses. Jusqu’à ce que, sur ordre du vent, soit venu le moment de redescendre.

      Quelle émotion, de plonger vers le sol! Un vol en chute libre.

       «Ce moment, c’est toujours comme si c’était la première fois.»

      Elle s’était confessée à lui avec ces mots exacts.

      Puis sur Terre elle venait terminer sa course: parfois dans une plante, parfois dans une flaque d’eau, parfois dans un être vivant. Et le cycle de la vie pouvait recommencer. Comme il en était depuis la nuit des temps.

      De ses rêveries il fut soudain ramené à la réalité par une lumière à l’autre bout du quai et par des bouffées de fumées cycliques et constantes qui se faisaient de plus en plus proches: le train arrivait.

       Quelle situation étrange, pensa-t-il: il ne savait pas où il allait, et cela ne lui importait pas. C’était justement cela qui le faisait se sentir heureux: il prenait le train pour la dernière fois, sans même savoir où ce dernier allait l’emmener. Où est-ce qu’il allait arriver. Où est-ce qu’il allait aller. Il savait seulement qu’il ne reviendrait plus jamais.

      Soudain, il remarqua le guichetier à ses côtés.

      Ce dernier tenait à présent un panneau et un sifflet. Apparemment, dans cette gare, c’est lui qui faisait tout. Cela devait être, de toute évidence, un moyen de réduire les dépenses. C’était peut-être pour cela qu’il avait été un tantinet peu courtois. Ce travail n’était probablement pas le sien à l’origine, et ainsi tout s’expliquait.

      Examiner plus en détails les choses permet toujours de mieux comprendre ce qui se passe autour de nous.

      Cet employé distrait affichait à présent un air austère et digne, et se tenait droit, comme pour souligner, par sa posture, le rôle qui lui incombait. Tel un soldat chevronné, il porta le sifflet à sa bouche d’un geste mesuré et souffla fort: trois fois, avec une intensité et une durée rigoureusement identiques. Indéniablement, la maîtrise du geste semblait être le résultat d’années d’expérience.

      Le train se mit à ralentir et atteignit lentement le quai, arrêtant le centre exact de la chaîne de wagons juste en face de l’entrée. Il y en avait seulement trois, au total: l’unité motrice, un seul compartiment voyageurs, et à l’arrière, une dernière voiture sans fenêtres, sûrement destinée aux marchandises. Asdrubale n’en fut pas étonné: avec un seul quai, après tout, on ne pouvait tout de même pas s’attendre à un bolide argenté dernier cri.

      Les portes se placèrent juste en face de lui, et s’ouvrirent en coulissant, dans des bouffées de fumée.

       Il posa un premier pied sur le marchepied et entra.

      À nouveau, il demeura abasourdi, car les surprises n’étaient décidément pas terminées. Tout le reste il avait pu, d’une certaine manière, le justifier, l’expliquer, le comprendre mais ce qu’il avait devant les yeux était vraiment insolite: les sièges étaient en bois. Et une nouvelle fois, il fut frappé par cette odeur ancienne et caractéristique, qu’il n’avait sentie que lorsqu’il était enfant. Oh, quelle belle surprise: il n’aurait jamais cru que de tels wagons circulaient encore.

      Il n’y avait pas de cloisons. Les sièges étaient incommodes, spartiates, bas et usés par le temps. Mais presque tous étaient occupés par des bagages de tailles diverses: paquets, boîtes, sacs. À un seul endroit apparemment, il restait des places assises disponibles: au fond vers le wagon de tête, où deux rangées de sièges en face l’une de l’autre, traversées par l’allée centrale, étaient occupées par des gens. Il s’y dirigea, l’air circonspect et quelque peu étonné, et vit qu’il n’y avait qu’un seul siège vide.

      Une femme bien en chair et boulotte regarda en sa direction et lui dit: «Bonsoir, Monsieur. Voulez-vous que je déplace quelques paquets, afin que vous puissiez avoir une place séparée? Veuillez nous excuser si nous avons profité de l’espace, mais dans ce train, habituellement, il n’y a jamais personne.» Ceci étant dit, elle fut sur le point de se lever, comme pour montrer qu’elle était sérieuse.

       «Non, non, Madame – répondit-il poliment – ne vous dérangez pas, je vous en prie. Je vais m’installer sur ce siège libre, si vous le permettez.»

      Il avait appris qu’il fallait toujours répondre avec courtoisie à la courtoisie, par bienveillance.

      La femme, simplette et rubiconde, sourit, tout en se rasseyant.


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