Les enfants du Platzspitz. Franziska K. Müller
aussi la ruine de leurs proches. Les enfants de ces malheureux n’avaient aucun pouvoir pour se défendre. À la merci de leurs parents toxicomanes, témoins impuissants de leur déclin, ils souffraient de négligence, de faim et de violence. L’un de ces enfants s’appelle Michelle Halbheer. Son sort n’est pas un cas isolé, cela concerne des milliers de garçons et de filles qui, aujourd’hui encore, doivent grandir, en grande partie sans aide, dans des familles victimes de la drogue.
Lorsqu’il a fallu commencer ce livre et faire les recherches nécessaires, j’ai trouvé des dizaines de documents sur la politique nationale et internationale en matière de drogues, des analyses des années Platzspitz et Letten, et de nouveaux rapports de recherche scientifique traitant de la toxicomanie. Il est certain que depuis quelques années, le cas des enfants de toxicomanes a enfin attiré l’attention des experts, et les dommages dont beaucoup d’entre eux souffrent, au plus tard à l’adolescence, ont été bien étudiés. Mais il est également clair que, bien que le système d’aide professionnelle soit conscient des maltraitances, les institutions sociales se veulent responsables uniquement envers leur clientèle – les toxicomanes. Ceux-ci sont au centre de l’attention, bénéficient d’un large soutien dans tous les domaines, tandis que leurs enfants n’ont pas de lobby et sont souvent utilisés, à mauvais escient, comme thérapie pour leurs parents. C’est pour cette raison que les nombreux drames qui se déroulent dans ces familles toxicomanes devraient être imputés non seulement aux parents, mais aussi à certains assistants et témoins restés silencieux en arrière-plan.
Au cours de longues conversations, Michelle a fait le point sur les années difficiles de son enfance, elle a répondu à des centaines de questions et nous avons abordé de nombreux sujets ensemble. Quelques mois plus tard, je lui ai soumis le manuscrit. À cette époque, sa vie avait déjà changé de façon positive et certaines choses lui apparaissaient désormais sous un nouveau jour. En souvenir de son passé, elle fait aujourd’hui la distinction entre la Sandrine accro qui lui imposait l’incroyable et la mère sans drogue de sa petite enfance : « Une mère en qui j’avais une confiance aveugle et qui m’aimait. »
Franziska K. Müller, fin octobre 2013
Dimanche soir
C’est dimanche matin. J’appréhende la soirée et le retour à une existence interrompue chaque mois par une visite de deux jours chez mon père. La peur augmente tout au long de la journée. Nous faisons de la balançoire ensemble sur le terrain de jeu et pendant la promenade, il me tient par la main. Durant l’été, je croise des familles sur le chemin du retour, des bateaux gonflables sous le bras, les cheveux mouillés. En automne, je regarde les feuilles tourbillonner dans l’air. Maintenant c’est l’hiver, il y a de la neige sur le trottoir, de fines plaques de glace recouvrent les flaques gelées. Quand je dis au revoir à mon père, la peur me traverse le corps.
Je prends la clé dans la boîte aux lettres, monte l’escalier et entre dans notre appartement. Le désordre et la crasse me frappent en pleine figure. Les murs saupoudrés de sang sont à peine visibles. C’est très calme. Des bougies blanches brûlent partout. Il y a du courrier sur l’étagère. Pour Andreas. Pour Michelle. Je veux m’enfuir, mais la panique et l’horreur me paralysent. Quand je découvre ma mère, elle gît inconsciente, une seringue coincée dans le bras garrotté, le bout des doigts et les lèvres bleuâtres. Allongée devant moi comme une poupée désarticulée, les vêtements sales, les cheveux en bataille comme une sauvage et les yeux retournés, je la crois morte. Le temps s’arrête. Quand je sors de mon état de choc, je caresse le visage pâle de ma mère, je la secoue par les épaules, puis la frappe de mes poings. Aucune réaction. Quelques secondes plus tard, je pense sentir un pouls faible. Je lui mets un miroir sous le nez, mais il ne s’embue pas. Je chuchote des mots que je n’ai pas dits depuis des années : « Maman, mais je t’aime, je ferai tout ce que tu veux si seulement tu pouvais te réveiller. »
Les ambulanciers et le médecin arrivent quelques minutes plus tard. Je les préviens qu’il faut l’attacher avant son réveil, sinon elle risque de devenir très agressive, mais ma remarque se perd dans le tumulte général. Ils me poussent hors de la pièce. Je suppose qu’ils trouvent cette scène trop violente pour un enfant. Mais ayant vu crever Serge par overdose il y a quelques semaines, l’horreur de la vie s’est installée définitivement dans mon âme et plus grand-chose ne me choque. Un médecin urgentiste lui injecte de l’adrénaline, et soudain elle revient à la vie. En une fraction de seconde, ma mère se transforme en furie, maudissant ses sauveteurs, jetant des objets à travers la pièce, ecriant corps et âme. Entre-temps, la police est arrivée. L’agressivité de la femme laisse les officiers sans voix. Ils veulent me faire sortir de la zone de danger en me poussant hors de l’appartement. Ma mère, avec une force énorme nouvellement retrouvée, m’attrape et me traîne dans la salle de bains en voulant la verrouiller, mais une courageuse policière met le pied dans l’ouverture de la porte. Comme je suis déjà coupable d’un délit frappé d’une peine de mort – à savoir attirer l’attention des autorités officielles sur nous –, je tends à ma mère la bombe de laque exigée. Toujours en furie, elle pulvérise le contenu au visage de la policière. La police, le médecin et les ambulanciers se retirent sans insister davantage, m’abandonnant à mon triste sort. Quand ma mère commence à me battre violemment, la peur de ce dimanche me quitte. J’ai dix ans. Je vivrai cet enfer encore trois ans, car cet incident n’a pas eu plus de conséquences, et personne n’est jamais venu à mon secours.
Depuis mon enfance, la menace récurrente de mettre fin à ses jours et les tentatives de suicide ont terrorisé mon existence. Ma mère m’a fait très tôt culpabiliser pour les souffrances qu’elle s’infligeait elle-même. Ne pas la voir mettre à exécution ses terribles menaces a constamment guidé mon comportement. Ces situations fatales m’ont exposée à la souffrance et au danger pendant des années. Certaines personnes, dont des fonctionnaires et des travailleurs sociaux, des policiers et des médecins, étaient des témoins silencieux : ils ont fermé les yeux sur mon malheur, ont cédé aux menaces de ma mère, et ont protégé son existence en mettant ma vie en jeu. Ma survie tient du miracle. J’ai maintenant 28 ans et je rends mon histoire publique. Dans la volonté de mettre le passé derrière moi, mais aussi pour éviter à d’autres enfants de subir le même sort.
En Suisse, environ quatre mille filles et garçons vivent actuellement dans des familles dont au moins un des parents consomme des drogues dures. En Allemagne, ce chiffre serait de quarante à soixante mille enfants. Le nombre de cas non signalés est considéré comme élevé dans les deux pays. Les études et les recherches parlent des nombreux dangers auxquels ces enfants sont exposés, mais à ce jour, très peu d’entre eux reçoivent une aide quelconque. Ils attirent l’attention et l’indignation quand il est trop tard. Une Jessica morte de faim. Une Lara Maria morte de soif. Un Kevin battu à mort. Une petite Tamara de neuf mois, nourrie au biberon avec de l’héroïne et de la cocaïne. Sa mère fut acquittée par un tribunal suisse parce que – c’est incroyable, mais vrai – elle assurait de façon crédible qu’elle aimait son bébé. Cet exemple montre bien que le bien-être des toxicomanes est placé au-dessus de celui de leurs enfants. La capacité des toxicomanes de prendre leurs responsabilités en tant que parents n’est toujours pas remis en question par le système d’aide professionnelle. Au détriment de leurs enfants qui dissimulent leur malheur : par peur des menaces de leurs parents, mais aussi parce qu’ils aiment leurs mères et leurs pères – malgré tout.
Si elle lit ce livre, ma mère risque de commettre un acte irréfléchi. C’est une responsabilité que j’assume. Je ne sais pas quels anges gardiens obscurs tournent autour d’elle : elle a souvent trompé la mort, et alors que des milliers de personnes de la génération Platzspitz sont mortes depuis longtemps, elle vit maintenant dans un petit appartement où son quotidien se résume à la prescription contrôlée de drogue et au programme de méthadone. Parfois, elle disparaît pendant des semaines sans donner signe de vie. En raison de décennies d’abus de drogues, elle souffre de démence naissante et est atteinte du sida. Je ne lui ai pas parlé de mon projet de rompre le silence imposé toutes ces années. Probablement, elle en prendrait note, pour l’oublier