Les vrais mystères de Paris. Eugène François Vidocq
avec Laure, par la petite porte du jardin, près de laquelle, fidèle à la consigne qu'il avait reçue, Paolo était démeuré en faction.
La blessure de madame de Neuville, sans être très-grave, nécessitait cependant des soins immédiats; elle fit donc appeler de suite le docteur Matheo, médecin ordinaire de l'hôtel.
Les remèdes du docteur l'avaient beaucoup soulagée; cependant, ainsi que cela arrive souvent lorsque l'on vient d'éprouver de violentes sensations, elle passa une nuit très-agitée; des songes qui retraçaient à son esprit les événements qui venaient de se passer, vinrent troubler son sommeil; et lorsqu'elle s'éveillait le front baigné de sueur, la pensée des dangers qu'elle avait courus, et auxquels elle avait exposé sa jeune amie, venait porter le trouble dans tous ses sens.
Toutes ses inquiétudes redoublèrent lorsqu'elle s'aperçut qu'on lui avait volé un petit carnet orné d'incrustations qui contenait, outre ses cartes, deux billets de banque de mille francs.
Laure, qui avait passé la nuit près d'elle, et à laquelle elle faisait connaître cette circonstance, et les craintes qu'elle lui inspirait, cherchait à la consoler de son mieux. Nous avons commis, lui disait Lucie, une grave inconséquence en nous risquant à une heure indue dans un quartier désert...
—A-t-on le temps de penser à tout, lorsqu'il s'agit de faire une bonne action? lui répondit Laure. Au reste, c'est sans raison que tu t'inquiètes; celui qui a volé ton carnet ne s'attachera sans doute qu'à la valeur des billets.
—Mais cet homme, d'abord si brutal et qui a pris si subitement le ton, les manières et le langage d'un homme du monde, et qui a empêché l'un de ceux qui sont sortis de la salle du fond de me prendre mon collier, qui peut-il être?
—Sans doute un honnête ouvrier qui n'a pas voulu voir commettre en sa présence un vol qu'il pouvait empêcher.
—Tu te trompes, Laure, cet homme n'est pas un ouvrier, et je ne sais pourquoi, mais ce que je crains le plus, c'est que ce soit entre ses mains que soit tombé mon carnet.
—De grâce, tranquillise-toi, ma chère Lucie, il y a mille à parier contre un que ce que tu crains n'arrivera pas.
Laure parlait encore, lorsqu'une femme de chambre annonça le valet qui avait été expédié par le marquis de Pourrières, madame de Neuville brisa le cachet armorié du paquet qui lui fut remis, et en ouvrit l'enveloppe en tremblant, il contenait le carnet, les deux billets de banque, et parmi les cartes, un petit billet dont voici le contenu:
«Je bénis le ciel qui a fait tomber entre mes mains le carnet que vous avez perdu dans la maison où je vous ai rencontrée; j'espère, madame la comtesse, qu'il me sera permis de vous présenter mes hommages en un lieu plus convenable.»
La comtesse ne put rien apprendre du domestique qu'elle voulut questionner elle-même, il obéit scrupuleusement à la consigne qu'il avait reçue.
Les armes qui ornaient la lettre et la main qui l'avait tracée, étaient tout à fait inconnues à madame de Neuville.
V.—Les débuts d'un grand homme.
Un marchand de nouveautés et de mercerie, et sa femme, habitaient depuis plusieurs années une jolie petite maison de la rue des Consuls à Toulouse.
Le succès avait couronné la constante activité et la loyauté bien connue de ce marchand qui, petit à petit, était devenu un négociant recommandable et avait acquis une fortune qui, chaque jour, devenait plus rondelette; le père Salvador, il se nommait ainsi, avait longtemps désiré un enfant, enfin le ciel avait exaucé ses vœux et après dix ans d'union, son alerte et intelligente ménagère avait donné le jour à un fils dont la venue ici-bas avait été célébrée par une fête à laquelle avaient été conviés tous les amis et voisins.
Un de ces repas homériques comme il ne s'en fait qu'en province, repas qui durent plusieurs heures pendant lesquelles on débouche les vieilles bouteilles réservées pour les grandes occasions, et dont on conserve le souvenir pendant plusieurs années avait couronné la fête.
Le fils du père Salvador, à quatorze ans, paraissait en avoir dix-huit, tant il était grand et bien constitué. Les jeunes filles remarquaient déjà la régularité de ses traits, ses beaux yeux bleus et ses magnifiques cheveux blonds dont les longues boucles tombaient jusque sur ses épaules.
La nature avait accordé au jeune Salvador ses plus précieuses faveurs, son intelligence n'était pas au-dessous des agréments de sa personne, aussi avait-il obtenu au collège les plus éclatants succès, à quinze ans il allait passer son examen de bachelier ès-lettres, et ses parents, dont il était l'orgueil et la joie, voulaient en faire un avocat. «Notre fils sera bien sûr un avocat distingué, et maintenant un avocat distingué peut tout espérer,» disait souvent à sa ménagère le bon père Salvador, qui lisait les journaux du temps et qui n'était pas aussi simple que le prétendaient ses voisins.
La maison du père Salvador était assez vaste pour qu'il lui restât quelques chambres sans emploi; l'honnête négociant qui savait tirer parti de tout, avait fait meubler ces chambres, qu'il louait soit à des marchands étrangers, soit à des officiers de la garnison, mais le père Salvador n'admettait pas tout le monde au nombre de ses locataires, en fait de marchands, il ne recevait que ceux qui se recommandaient d'un de ses correspondants; il ne voulait en fait d'officiers que ceux dont l'âge et le grade pouvaient garantir la conduite, une seule fois, il avait dérogé à ses habitudes; un homme qui s'était dit négociant à Marseille, et dont au reste les papiers de sûreté étaient parfaitement en règle, s'était présenté chez lui sans être porteur de la recommandation obligée, le père Salvador aurait bien voulu ne pas lui accorder sa demande, mais cet homme était doué d'une physionomie si honnête, il s'exprimait avec tant de politesse, qu'il n'avait pas osé le refuser.
Cet homme était revenu plusieurs fois, et sa conduite d'une rigidité exemplaire, qui ne s'était pas démentie depuis plusieurs années, la constante régularité de ses habitudes, lui avaient acquis enfin la confiance des époux Salvador, qui avaient pris l'habitude de le consulter lorsqu'il s'agissait pour eux d'une affaire importante.
Cet étranger, qui se faisait appeler Duchemin, paraissait aimer beaucoup le jeune Salvador, qui, de son côté, le voyait toujours arriver chez son père avec un nouveau plaisir. Il causait souvent avec lui de ses études, il lui faisait raconter les nombreux voyages qu'il disait avoir faits, et le jeune homme qui rêvait une vie aventureuse, s'enthousiasmait à ces récits combinés avec assez d'art pour éveiller son imagination sans blesser les susceptibilités des parents. Ceux-ci, charmés de ce qu'on fournissait à leur fils l'occasion de faire montre des connaissances qu'il avait acquises, accordaient à l'étranger une légère portion de l'attachement qu'ils avaient voué à leur unique enfant.
Duchemin, que les nécessités de son commerce amenaient deux ou trois fois par année à Toulouse, se trouvait chez les époux Salvador au moment où leur fils se disposait à passer son examen de bachelier ès-lettres. Duchemin, qui avait annoncé son départ, le retarda pour assister au triomphe du jeune homme, il fut reçu, cela n'étonna personne; cependant la joie de ses parents fut grande, et Duchemin fut invité à prendre part à la petite fête qui fut donnée à cette occasion.
Le lendemain, Duchemin annonça qu'il devait aller à Muret, où il resterait trois jours; il fit naître au jeune homme l'idée de demander à ses parents la permission de l'accompagner. Le père Salvador ne pouvait rien refuser à son fils après un triomphe aussi éclatant que celui qu'il venait d'obtenir, aussi s'empressa-t-il d'accorder au jeune homme la légère faveur qu'il sollicitait, et le lendemain, à sept heures du matin, une voiture de louage vint prendre les voyageurs. Le temps était superbe, et le ciel bleu, parsemé de petits nuages argentés, annonçait une belle journée, tout le monde était joyeux; cependant, en voyant son fils bien-aimé quitter pour la première fois le toit paternel, la mère ne put retenir ses larmes;