Les vrais mystères de Paris. Eugène François Vidocq
dit-il, allez, qu'il nous dit, esquintez les boucards et les cambriolles[127] escarpez les messières et balancez-les à la lance, mais aboulez icigo le pèze, les bogues les bêtes à cornes la blanquette et toute la camelotte; je solirai le tout et je prendrai double fade pour mézigue[128], est-ce juste ça?
—Non, non, ça n'est pas juste, dirent tous ceux qui avaient écouté Délicat.
—Mais ça n'est pas tout, continua ce dernier, il faut coquer leur fade à ces batteurs d'entifles qui ne goupinent que du chiffon rouge, ils nous coquent, c'est vrai, des affaires qui ne sont pas mouchiques, mais pour notre truc cela n'est pas nécessaire; nous trouvons en baladant tout ce qu'il nous faut[129].
—C'est vrai tout de même, reprit un homme que les autres nommaient Mauvais gueux, surnom que du reste il méritait à tous égards. C'est donc pour les regarder faire les mecs[130] que nous courons le risque de nous faire gerber à vioque ou à la passe[131], c'est être par trop melon que de flouer si grand flouant[132] pour des particuliers qui nous nazent[133] lorsqu'ils nous rencontrent dans la rue.
—Et qui vous disent: Monsieur, je n'ai pas l'honneur de vous connaître, si vous leur offrez un petit canon, ajouta Coco-Desbraises.
—Si vous aviez autant de toupet[134] que moi, vous ne coqueriez quelpoique à ces épateurs[135].
—Il ne faut plus risquer notre viande pour ces frileux[136].
—Des frileux! s'écria un individu qui n'avait pas encore parlé, des frileux, vous ne bonniriez pas de pareilles loffitudes si vous les aviez vus à l'ouvrage[137]; des frileux eux qui escarperaient[138] le Père éternel plutôt que de se laisser agrafer[139], au surplus ce n'est pas pendant qu'ils sont absents qu'il faut les écorner[140], quand ils seront là à la bonne heure.
—Ecoutez, Vernier les bas bleus, si vous voulez vous faire esquinter[141], reprit Délicat, allez-vous y faire mordre, Rupin et ce brigand de Provençal vous arrangeront comme ils ont arrangé le grand Louis et Charles la belle cravate.
—Vous me faites tous suer avec vos boniments[142], dit Mauvais gueux, c'est-y donc si difficile que de se débarrasser de ces messieurs, si vous voulez me faire none[143], je me charge de régler leur compte.
—C'est-ty du flan[144], dit Coco-Desbraises, si c'en est, je vais vous communiquer une idée lumineuse.
—Voyons ton idée, ton idée, s'écrièrent-ils tous.
—Eh bien! si vous êtes tous d'accord il y aura un bon chopin[145] et sans morasse[146]. On filera[147] ces deux particuliers de sorte qu'on saura où ils perchent[148], on restera à la planque[149] très-tard et le lendemain on sera à leur porte à six heures du matin pour les voir décarrer[150], à la première occasion, on les estourbira[151], et lorsqu'ils seront refroidis[152], on enquillera[153] chez eux.
—Bravo! bravo! s'écria toute la bande.
—Que ceux qui veulent qu'on refroidisse les Rupins lèvent la main, dit Délicat.
Tous, hormis Vernier les bas bleus, imitèrent Délicat; cette opposition au désir général suscita une tempête contre cet homme.
—Ah! vous voulez escarper[154] vos camarades pour les grinchir[155], dit-il à ces brigands; ils vous commandent, dites-vous, et cela ne vous convient pas, alors travaillez[156] seuls, mais escarper des hommes qui vous donnent chaque jour des leçons à l'aide desquelles vous pouvez grinchir presque impunément. C'est de la reconnaissance à la Capahut[157], mais votre projet ne s'accomplira pas, j'avertirai Rupin.
—Si nous t'en laissons le temps, s'écria Coco-Desbraises.
Durant le temps qu'avait duré cette discussion plusieurs litres avaient été vidés, aussi les cerveaux étaient-ils très-échauffés, l'opposition de Vernier les bas bleus fut donc on ne peut plus mal accueillie.
—Non! nous ne te laisserons pas le temps de prévenir les rupins, dit Délicat.
—C'est cela, ajouta Mauvais gueux, il faut le buter[158].
Vernier les bas bleus n'était pas homme à se laisser intimider; cependant, tous les bandits s'étant armés de couteaux, allaient, excités par Délicat, Mauvais gueux et Coco-Desbraises, se précipiter sur lui, il comprit que ce serait folie qu'essayer de résister seul à une dizaine d'hommes animés par le vin et la colère: il recula jusqu'à la porte de la boutique, qu'il ouvrit précipitamment, et se sauva par la petite rue des Teinturiers.
Les agresseurs, qui ne voulaient pas engager dans la rue une lutte qui aurait infailliblement attiré du monde sur le lieu de la scène, n'avaient point songé à poursuivre Vernier les bas bleus; cependant celui-ci qui croyait les avoir tous à ses trousses, courait avec tant de vélocité, qu'il renversa deux femmes en traversant la rue de la Tannerie.
La surprise, la douleur et la crainte firent jeter des cris perçants à ces deux femmes; elles demandaient du secours, mais le plus profond silence régnait dans cette rue déserte et mal éclairée, dont l'aspect sinistre augmentait encore leur anxiété: l'une d'elles étant parvenue à se relever, faisait de vains efforts pour aider sa compagne à l'imiter, sans pouvoir y parvenir, celle-ci qui sentait ses forces l'abandonner, dit à son amie:
—Hâte-toi, ma chère Laure, frappe à la porte la plus voisine, je meurs si je ne suis bientôt secourue. Eperdue, Laure courut d'abord à l'extrémité de la rue afin de chercher le cocher de la voiture qui les avait amenées. Malheureusement elle ne le trouva pas; elle revint de suite à la place où était restée son amie, à laquelle la douleur et la crainte arrachaient des larmes. Laure, en regardant autour d'elle, crut remarquer une faible lumière à l'intérieur de la maison d'où était sorti l'homme qui les avait renversées; elle frappa à la porte avec ses poings, personne ne répondit; impatientée, elle ramassa par terre un morceau de platras et frappa de nouveau à coups redoublés.
—Sainte mère de Dieu qué qui cogne si tard? répondit de l'intérieur une voix dont toutes les cordes paraissaient cassées. Quoiqu'vous voulez?
—Du secours pour une dame qui vient d'être blessée! répondit Laure d'une voix suppliante.
—Pas si cher on aquige à la lourde[159]! dit la même voix.
La porte fut ouverte et la femme que nous connaissons déjà parut sur le seuil; elle tenait à la main une espèce de lampion, dont la flamme tremblotante semblait prête à s'éteindre. Un mouvement de surprise et d'intérêt, tout à la fois, se peignit sur la physionomie de la mère Sans-Refus (la tavernière avait reçu de ses habitués ce surnom qui indiquait sa constante bonne volonté), à la vue de la jeune fille dont la gracieuse physionomie, éclairée par les pâles rayons que projetait le lampion, rappelait les délicieuses créations qui se détachent sur les fonds obscurs d'Esteban Murillo.
Laure, avait été sur le point de fuir à l'aspect ignoble et repoussant de cette femme, mais elle se rappela que son amie attendait des secours et elle surmonta la répugnance qu'elle éprouvait.
—Ous donc qu'elle est vot'dame que j'lui porte queuque chose pour la ravigoter, j'sommes heureuse, ma petite chatte, d'pouvoir être utile à des jolies jeunesses comme vous.
En achevant ces mots la mère Sans-Refus prit une bouteille, versa de l'eau-de-vie dans un verre, prit son lampion de l'autre main et dit à Laure:
—A c't'heure, allons voir c'te dame, que je la soulage.
Laure la conduisit près de son amie qui s'était enveloppée de sa pelisse et attendait avec résignation qu'on vînt la secourir.
La vieille femme posa son lampion sur les gravois, dont une partie servait de siége à