Comte du Pape. Hector Malot
Quelques voyageurs s'éveillent, et ceux qui occupent les coins du wagon écrasent le bout de leur nez contre les glaces, après avoir essuyé la buée qui les recouvre au moyen du petit rideau de laine bleue.
Les plus curieux baissent la glace et regardent au loin; l'air froid du matin se précipite dans le wagon et réveille les dormeurs. Il en est peu qui se plaignent. Les uns se penchent par la glace ouverte; les autres se mettent debout, et à la lueur vacillante qui tombe de la lampe du plafond, ils tâchent de lire quelques lignes de leur Hands Books de Murray, de leur Baedeker ou de leur Joanne, selon la nationalité à laquelle ils appartiennent.
Une montagne se détachant d'un massif sombre se montre au loin, blanche de neige.
—C'est le mont Soracte, dit une voix.
Et un personnage au visage rasé et à l'air grave, magistrat ou professeur, murmure le vers d'Horace:
Vides ut alta stet nive candidum Soracte.
A Horace un autre oppose Virgile:
Summe deum, sancti custos Soractis Avollo.
Cependant à droite de la voie une rivière roule ses eaux rapides et jaunes entre des berges escarpées.
—C'est le Tibre.
Et l'on se penche pour regarder, en se frottant les yeux, et en se demandant si l'on ne se trompe pas.
Des vapeurs blanches se traînent, au-dessus de la vallée, au milieu desquelles flottent çà et là quelques monticules couronnés d'une pauvre cabane ou d'un bouquet de hêtres. Cela n'est pas beau, mais c'est peut-être au pied de ces hêtres que «Tityre lentus in umbra a appris aux échos à répéter le nom de la belle Amaryllis.»
Et les souvenirs classiques donnent du style aux paysages qui défilent le long de la route, même alors qu'ils sont insignifiants.
—Monte-Rotondo, crient les employés du chemin de fer.
C'est à quelques pas de là que se trouve Mentana, où les chassepots français «firent merveille» pour la première et la dernière fois.
Plus d'arbres, plus d'arbustes, des collines nues et des champs onduleux que recouvre à peine une herbe maigre et jaunie; pas de villages, pas de fermes, pas de maisons, çà et là seulement une ruine ou l'arche croulante d'un aqueduc effondré.
Cependant les yeux courent curieusement sur ces mornes solitudes.
C'est la campagne romaine!
Et ces boeufs gris, aux longues cornes fines et écartées qui se promènent en troupeaux à travers ces pâtis, sont les descendants de ceux qu'Attila et ses Huns laissèrent en Italie lorsqu'ils reculèrent effrayés devant le pape Léon Ier, ainsi que cela résulte du tableau de Raphaël qu'on verra bientôt dans la chambre d'Héliodore.
Il est rare que dans les trains qui d'Ancône, de Florence et de Pise se dirigent vers Rome, c'est-à-dire dans ceux qui portent des étrangers, cette curiosité ne se manifeste pas une heure ou deux avant l'arrivée, et souvent même plus tôt encore.
Dans un de ces trains venant d'Ancône pour arriver à Rome vers huit heures du matin, une dame d'une cinquantaine d'années, vêtue et gantée de noir, à l'air discret et recueilli, s'était collée à la glace de son wagon dès la station d'Orti.
De temps en temps elle cessait de regarder le paysage motivant qui se déroulait devant elle dans les brumes confuses de l'aube, pour tourner les yeux vers un jeune homme qui, à demi étendu sur la banquette vis-à-vis d'elle, dormait à poings fermés.
Plusieurs fois elle s'était penchée sur lui, mais il ne s'était point réveillé.
Il était évident qu'elle trouvait ce sommeil intempestif.
Enfin, n'y tenant plus, elle posa doucement sa main sur le poing fermé du dormeur.
—Aurélien, Aurélien.
Il se souleva.
—Ah! comme je dormais bien, dit-il d'un ton de regret, et je rêvais encore; un rêve charmant!
—Alors vous êtes fâché?
—Je suis fâché que vous m'ayez enlevé Bérengère, chère maman, voilà tout.
La mère mit vivement un doigt sur ses lèvres, en montrant d'un coup d'oeil rapide les compagnons de voyage qui occupaient le coin opposé au leur.
—Il n'y a pas de danger, dit-il en souriant à demi.
Et de fait, il ne paraissait point que ces compagnons de voyage pussent être attentifs à ce qui se passait autour d'eux.
C'étaient deux ecclésiastiques italiens qui étaient montés à Spolète. Comme il faisait nuit à ce moment, ils s'étaient installés, chacun dans son coin, et ils étaient restés en face l'un de l'autre, n'échangeant que quelques paroles de temps à autre. Mais quand le jour s'était levé, ils avaient tiré leurs bréviaires de leurs poches et ils s'étaient mis à lire dedans à voix basse, articulant seulement les mots des lèvres et faisant le signe de la croix aux endroits obligés, discrètement et à la dérobée. Mais peu à peu ils s'étaient laissés aller à la force de l'habitude, et, se tassant dans leur compartiment, comme dans une stalle, allongeant leurs jambes devant eux, renversant la tête en arrière, ils avaient élevé la voix, alternant l'un l'autre, et se répondant comme s'ils étaient dans leur chapelle et célébraient publiquement l'office. Les signes de croix se faisaient à pleins bras, et les Dominus, les Deus, les Amen ronflaient à pleine voix avec cette prononciation italienne qui donne tant de sonorité aux mots.
Il n'y avait pas apparence que ces deux prêtres primitifs s'amusassent à écouter la conversation de leurs voisins.
—C'est égal, dit la mère en tournant les yeux de leur côté, mais sans tourner sa face.
Et tout de suite elle aborda un autre sujet de peur que son fils parlât «de Bérengère.»
—Ne voulez-vous pas connaître les pays que nous traversons? dit-elle.
—Ma foi, chère maman, répondit-il gaiement, je ne suis pas malheureusement comme vous, qui ne connaissez ni la faim ni la soif, ni le sommeil, ni la fatigue.
—Il y a temps pour tout; quand il n'y a rien à voir, je dors; quand il fait jour, j'ouvre les yeux et je regarde; nous devons tout utiliser, même nos plaisirs.
—Alors utilisons-les, chère maman, dit-il en riant. Et, abaissant la glace, il se mit à regarder le pays qu'ils traversaient.
—Cette rivière aux eaux jaunes, c'est le Tibre, dit-il.
—Le Tibre?
—Oui, la rivière qui traverse Rome.
—Je vous en prie, dit-elle en baissant la voix, quand vous me parlez de quelque chose ou de quelqu'un, d'une rivière, d'un monument, d'un personnage, faites-le de façon à ce que je vous comprenne sans que j'aie besoin de vous interroger. Vous savez que par malheur je n'ai pas eu d'instruction. Et cependant je vis dans un monde où je dois paraître ne rien ignorer de ce que l'on sait généralement. A quelles difficultés je me heurte, vous ne le croiriez jamais. Cela va être encore plus sensible dans cette ville, où tout, le passé comme le présent, m'est inconnu. Cependant il est important, il est d'une importance capitale pour vous que je ne dise pas de sottises et que je n'en fasse pas. Guidez-moi, vous qui savez. Ainsi tout à l'heure, pourquoi ne m'avez-vous pas dit: «Cette rivière que nous longeons est celle qui traverse Rome, c'est le Tibre.» Je n'aurais pas eu besoin de vous interroger, et je vous assure que j'aurais retenu ce que vous m'auriez dit. Tâchez à l'avenir de procéder de cette manière, surtout quand nous sommes en public. Sans doute c'est le monde renversé: ordinairement ce sont les parents qui instruisent les enfants, et ce que je vous demande, c'est que le fils instruise la mère. Le voulez-vous?
—Mais assurément, chère