Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799. Vivant Denon
encore tout entières, fabriquées à grands frais, dans nos ports, et dont les débris même étaient encore des trésors sur des parages si avares de telles productions. Les voleurs fuyaient à notre approche; il ne restait que les cadavres des malheureuses victimes, qui, portés et déposés sur un sable mou dont ils étaient à demi-ouverts, étaient restés, dans des pauses aussi sublimes qu'effrayantes. L'aspect de ces objets funestes avait par degré fait tomber mon âme dans une sombre mélancolie; j'évitais ces spectres effrayants et tous ceux que je rencontrais, par leurs attitudes variées, arrêtaient mes regards, et apportaient à ma pensée des impressions diverses: il n'y avait que quelques mois que tous ces êtres, jeunes, pleins de vie, de courage et d'espoir, avaient été, par un noble effort, arrachés à des larmes que j'avais vu répandre, aux embrassements de leurs mères, de leurs soeurs, de leurs amantes, aux faibles étreintes de leurs jeunes enfants: tous ceux à qui ils étaient chers, me disais-je, et qui, cédant à leur ardeur, les laissèrent s'éloigner, font encore des voeux pour leur succès et leur retour; avides des nouvelles de leur triomphe, ils leur préparent des fêtes, ils content les instants, tandis que les objets de leur attente gisent sur un rivage étranger, desséchés par un sable brûlant, le crâne déjà blanchi... Quel est ce squelette tronqué? est-ce toi, intrépide Thévenard? impatient d'abandonner au fer secourable des membres fracassés, tu n'aspires plus qu'à l'honneur de mourir à ton poste; une opération trop lente fatigue ton ardeur inquiète: tu n'as plus rien à attendre de la vie, mais tu peux encore donner un ordre utile, et tu crains d'être prévenu par la mort. Un autre spectre succède; son bras enveloppe sa tête qui s'enfonce dans le sable: mort au combat, les remords semblent survivre à ta courageuse fin: as-tu quelques reproches à te faire? tes membres tronqués attestent ton courage; devais-tu donc être plus que brave? est-ce que les ruines que la vague disperse autour de toi sont entassées par tes erreurs? et mon âme, émue en abandonnant tes restes, ne peut-elle leur donner qu'une stérile pitié? Quel est cet autre, assis, les jambes emportées? il semble par sa contenance arrêter un moment la mort dont il est déjà la proie! c'est toi, sans doute, courageux Dupetit-Thouars; reçois le tribut de l'enthousiasme que tu m'inspires: tu meurs, mais tes yeux en se fermant n'ont pas vu ton pavillon abattu, et ta dernière parole a été l'ordre aux batteries que tu commandais, de tonner sur l'ennemi de la patrie: adieu; un tombeau ne couvrira pas ta cendre, mais les larmes du héros qui te regrette sont le trophée impérissable qui va placer ton nom au temple de mémoire. Quel est celui-ci dans cette attitude tranquille de l'homme vertueux, dont la dernière action a été dictée par la sagesse et le devoir? il regarde encore la flotte anglaise; semblable à Bayard, il veut expirer la face tournée du côté de l'ennemi; sa main est étendue vers des ossements tendres et presque déjà détruits; je distingue cependant un col allongé, et des bras étendus: c'est toi, jeune héros, aimable Casabianca; ce ne peut être que toi; la mort, l'inflexible mort, t'a réuni à ton père, que tu préféras à la vie; sensible et respectable enfant, le temps te promettait la gloire; la piété filiale a préféré la mort: reçois nos larmes, le prix de tes vertus.
Le soleil avait chassé les ombres, et n'avait point encore dissipé la teinte sombre de mes pensées; cependant la caravane en s'arrêtant m'avertit que nous étions au bord du lac qui sépare la plaine du désert de la presqu'île au bout de laquelle est bâti Aboukir. Ce vaste et profond lac est l'ancienne bouche Canopite, que le Nil a abandonnée, et dont la mer, en y entrant sans obstacle, a par son poids refoulé les rives et rélargi le lit: ce mal toujours croissant menace de détruire l'isthme qui attache Aboukir à la terre ferme, et sur lequel coule le canal qui porte les eaux à Alexandrie. Les princes arabes ont tenté de construire une digue, qui n'a jamais été finie, ou qui, trop faible, a cédé aux efforts de la vague, poussée pendant une partie de l'année par les vents du nord; il ne reste de cette digue que deux jetées sur les rives respectives. Le plan topographique de cette partie peu connue de l'Égypte, et toujours mal tracée sur toutes les cartes, procurerait le moyen de raisonner efficacement sur les dangers qui peuvent résulter du mouvement de la mer, et d'apporter les remèdes nécessaires à la sûreté du canal important, qui amené les eaux du Nil à Alexandrie.
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