Romans et contes. Theophile Gautier

Romans et contes - Theophile Gautier


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ouvrit les deux lettres qui avaient été apportées avec les journaux, espérant y trouver quelques renseignements; la première contenait des reproches amicaux, et se plaignait de bonnes relations de camaraderie interrompues sans motif; un nom inconnu pour lui la signait. La seconde était du notaire d’Octave, et le pressait de venir toucher un quartier de rente échu depuis longtemps, ou du moins d’assigner un emploi à ces capitaux qui restaient improductifs.

      «Ah çà, il paraît, se dit le comte, que l’Octave de Saville dont j’occupe la peau bien contre mon gré existe réellement; ce n’est point un être fantastique, un personnage d’Achim d’Arnim ou de Clément Brentano: il a un appartement, des amis, un notaire, des rentes à émarger, tout ce qui constitue l’état civil d’un gentleman. Il me semble bien cependant, que je suis le comte Olaf Labinski.»

      Un coup d’œil jeté sur le miroir le convainquit que cette opinion ne serait partagée de personne; à la pure clarté du jour, aux douteuses lueurs des bougies, le reflet était identique.

      En continuant la visite domiciliaire, il ouvrit les tiroirs de la table: dans l’un il trouva des titres de propriété, deux billets de mille francs et cinquante louis, qu’il s’appropria sans scrupule pour les besoins de la campagne qu’il allait commencer, et dans l’autre un portefeuille en cuir de Russie fermé par une serrure à secret.

      Jean entra, en annonçant M. Alfred Humbert, qui s’élança dans la chambre avec la familiarité d’un ancien ami, sans attendre que le domestique vînt lui rendre la réponse du maître.

      «Bonjour, Octave, dit le nouveau venu, beau jeune homme à l’air cordial et franc; que fais-tu, que deviens-tu, es-tu mort ou vivant? On ne te voit nulle part; on t’écrit, tu ne réponds pas.—Je devrais te bouder, mais, ma foi, je n’ai pas d’amour-propre en affection, et je viens te serrer la main.—Que diable! on ne peut pas laisser mourir de mélancolie son camarade de collége au fond de cet appartement lugubre comme la cellule de Charles-Quint au monastère de Yuste. Tu te figures que tu es malade, tu t’ennuies, voilà tout; mais je te forcerai à te distraire, et je vais t’emmener d’autorité à un joyeux déjeuner où Gustave Raimbaud enterre sa liberté de garçon.»

      En débitant cette tirade d’un ton moitié fâché, moitié comique, il secouait vigoureusement à la manière anglaise la main du comte qu’il avait prise.

      «Non, répondit le mari de Prascovie, entrant dans l’esprit de son rôle, je suis plus souffrant aujourd’hui que d’ordinaire; je ne me sens pas en train; je vous attristerais et vous gênerais.

      —En effet, tu es bien pâle et tu as l’air fatigué; à une occasion meilleure! Je me sauve, car je suis en retard de trois douzaines d’huîtres vertes et d’une bouteille de vin de Sauterne, dit Alfred en se dirigeant vers la porte: Raimbaud sera fâché de ne pas te voir.»

      Cette visite augmenta la tristesse du comte.—Jean le prenait pour son maître, Alfred pour son ami. Une dernière épreuve lui manquait. La porte s’ouvrit; une dame dont les bandeaux étaient entremêlés de fils d’argent, et qui ressemblait d’une manière frappante au portrait suspendu à la muraille, entra dans la chambre, s’assit sur le divan, et dit au comte:

      «Comment vas-tu, mon pauvre Octave? Jean m’a dit que tu étais rentré tard hier, et dans un état de faiblesse alarmante; ménage-toi bien, mon cher fils, car tu sais combien je t’aime, malgré le chagrin que me cause cette inexplicable tristesse dont tu n’as jamais voulu me confier le secret.

      —Ne craignez rien, ma mère, cela n’a rien de grave, répondit Olaf de Saville; je suis beaucoup mieux aujourd’hui.»

      Madame de Saville, rassurée, se leva et sortit, ne voulant pas gêner son fils, qu’elle savait ne pas aimer à être troublé longtemps dans sa solitude.

      «Me voilà bien définitivement Octave de Saville, s’écria le comte lorsque la vieille dame fut partie; sa mère me reconnaît et ne devine pas une âme étrangère sous l’épiderme de son fils. Je suis donc à jamais peut-être claquemuré dans cette enveloppe; quelle étrange prison pour un esprit que le corps d’un autre! Il est dur pourtant de renoncer à être le comte Olaf Labinski, de perdre son blason, sa femme, sa fortune, et de se voir réduit à une chétive existence bourgeoise. Oh! je la déchirerai, pour en sortir, cette peau de Nessus qui s’attache à mon moi, et je ne la rendrai qu’en pièces à son premier possesseur. Si je retournais à l’hôtel! Non!—Je ferais un scandale inutile, et le Suisse me jetterait à la porte, car je n’ai plus de vigueur dans cette robe de chambre de malade; voyons, cherchons, car il faut que je sache un peu la vie de cet Octave de Saville qui est moi maintenant. Et il essaya d’ouvrir le portefeuille. Le ressort touché par hasard céda, et le comte tira, des poches de cuir, d’abord plusieurs papiers, noircis d’une écriture serrée et fine, ensuite un carré de vélin;—sur le carré de vélin une main peu habile, mais fidèle, avait dessiné, avec la mémoire du cœur et la ressemblance que n’atteignent pas toujours les grands artistes, un portrait au crayon de la comtesse Prascovie Labinska, qu’il était impossible de ne pas reconnaître du premier coup d’œil.

      Le comte demeura stupéfait de cette découverte. A la surprise succéda un furieux mouvement de jalousie; comment le portrait de la comtesse se trouvait-il dans le portefeuille secret de ce jeune homme inconnu, d’où lui venait-il, qui l’avait fait, qui l’avait donné? Cette Prascovie si religieusement adorée serait-elle descendue de son ciel d’amour dans une intrigue vulgaire? Quelle raillerie infernale l’incarnait, lui, le mari, dans le corps de l’amant de cette femme, jusque-là crue si pure?—Après avoir été l’époux, il allait être le galant! Sarcastique métamorphose, renversement de position à devenir fou, il pourrait se tromper lui-même, être à la fois Clitandre et Georges Dandin!

      Toutes ces idées bourdonnaient tumultueusement dans son crâne; il sentait sa raison près de s’échapper, et il fit, pour reprendre un peu de calme, un effort suprême de volonté. Sans écouter Jean qui l’avertissait que le déjeuner était servi, il continua avec une trépidation nerveuse l’examen du portefeuille mystérieux.

      Les feuillets composaient une espèce de journal psychologique, abandonné et repris à diverses époques; en voici quelques fragments, dévorés par le comte avec une curiosité anxieuse:

      «Jamais elle ne m’aimera, jamais, jamais! J’ai lu dans ses yeux si doux ce mot si cruel, que Dante n’en a pas trouvé de plus dur pour l’inscrire sur les portes de bronze de la Cité Dolente: «Perdez tout espoir.» Qu’ai-je fait à Dieu pour être damné vivant? Demain, après-demain, toujours, ce sera la même chose! Les astres peuvent entre-croiser leurs orbes, les étoiles en conjonction former des nœuds, rien dans mon sort ne changera. D’un mot, elle a dissipé le rêve; d’un geste, brisé l’aile à la chimère. Les combinaisons fabuleuses des impossibilités ne m’offrent aucune chance; les chiffres, rejetés un milliard de fois dans la roue de la fortune, n’en sortiraient pas,—il n’y a pas de numéro gagnant pour moi!»

      «Malheureux que je suis! je sais que le paradis m’est fermé et je reste stupidement assis au seuil, le dos appuyé à la porte, qui ne doit pas s’ouvrir, et je pleure en silence, sans secousses, sans efforts, comme si mes yeux étaient des sources d’eau vive. Je n’ai pas le courage de me lever et de m’enfoncer au désert immense ou dans la Babel tumultueuse des hommes.»

      «Quelquefois, quand, la nuit, je ne puis dormir, je pense à Prascovie;—si je dors, j’en rêve;—oh! qu’elle était belle ce jour-là, dans le jardin de la villa Salviati, à Florence!—Cette robe blanche et ces rubans noirs,—c’était charmant et funèbre! Le blanc pour elle, le noir pour moi!—Quelquefois les rubans, remués par la brise, formaient une croix sur ce fond d’éclatante blancheur; un esprit invisible disait tout bas la messe de mort de mon cœur.»

      «Si quelque catastrophe inouïe mettait sur mon front la couronne des empereurs et des califes, si la terre saignait pour moi ses veines d’or, si les mines de diamant de Golconde et de Visapour me laissaient fouiller dans leurs gangues étincelantes, si la lyre de Byron résonnait sous mes doigts,


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